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Dossier Benjamin Britten / II - La décennie prodigieuse

Le 7 juin 1945, le rideau du Sadler’s Wells de Londres se lève sur le décor d’un village de pêcheurs où se déroule une audience de justice civile : un marin comparaît à la barre pour se disculper dans le décès de son jeune apprenti. Dès les premières mesures factuelles, enlevées, en quelque sorte pratiques, le ton est donné, à la fois quotidien et poétique, simple et trouble, et à sa manière ce ton se fait entendre pour la première fois à l’opéra. L’ouvrage créé ce soir-là fera le tour du monde, et rendra son auteur célèbre du jour au lendemain.

Une véritable révolution

Peter Grimes, outre qu’il révéla le talent enfin absolument éclatant de Britten, effectua une véritable révolution dans le théâtre lyrique, introduisant le fait divers comme sujet et utilisant un langage musical sans plus rien de commun avec les traditions anglaises ou germaniques. Si l’on y regarde de plus près, ce chant si proche de la parole, cet orchestre si atmosphérique qu’il n’hésite pas à occuper seul l’espace durant quatre vastes interludes, n’avaient guère eu et en des termes tout différents, que le Pelléas et Mélisande de Debussy pour antécédent. A l’égal de Pelléas, mais aussi du Wozzeck et de la Lulu de Berg, Peter Grimes marque une véritable révolution, et pas seulement dans l’histoire de l’Opéra du XXe siècle, mais dans l’œuvre et la vie de Benjamin Britten elles-mêmes.

Mais reprenons le cours de l’histoire : parvenus au Canada début 1939, Pears et Britten avaient rapidement gagné New York et s’étaient aisément intégrés à la vie artistique de la Grande Pomme où ils avaient retrouvés Wystan Auden. Britten fut rapidement au centre d’un cercle de poètes et de musiciens qui en firent leur camarade, Pears se vit immédiatement engagé pour des tournées de récitals.

Serge Koussevitzky, toujours à l’affût de nouveaux talents, commanda à Britten une grande partition pour son orchestre de Boston : ce sera la Sinfonia da Requiem, dictée par les horreurs de la guerre qui ravageait l’Europe, une nouvelle occasion pour le jeune homme d’affirmer ses convictions pacifistes. Recevant la partition, Koussevitzky nota immédiatement le caractère dramatique de son langage et il n’y alla pas par quatre chemins, demandant de but en blanc à son jeune protégé pourquoi il n’avait pas écrit d’opéra. Britten n’osa pas lui révéler qu’il avait effectivement travaillé sur un projet lyrique - Paul Bunyan ; le livret était évidemment d’Auden, l’ouvrage avait fait long feu - mais lui révéla avoir trouvé un sujet : une histoire de marin tiré du poème de Crabbe « Le Bourg ». La tranquillité matérielle lui manquait pour mener à bien un projet d’une telle ampleur : deux semaines plus tard, le chef d’orchestre commandait Peter Grimes en dotant Britten d’une subvention de mille dollars.

Britten commença à effectuer le découpage des scènes en partant des vingt-quatre lettres qui forment le poème de Crabbe, son plan se dessina très vite – on peut en voir l’évidente clarté dans la structure parfaite de l’ouvrage achevé - mais il lui fallait un librettiste. Etrangement Auden ne fut pas sollicité, mais Christopher Isherwood oui. Il préféra s’abstenir, au grand désespoir de Britten, tout comme Eric Crozier et Ronald Duncan qui par la suite collaborèrent activement avec le musicien pour d’autres projets.

Le mal du pays

L’emprise du poème de Crabbe sur Britten fut si puissante qu’elle aviva encore le mal du pays dont il souffrait cruellement depuis son exil américain. S’il commençait à penser le rôle de Grimes en le destinant évidemment à Peter Pears – qui entre deux tournées venait chanter les esquisses avec son compagnon au piano – il lui fallait l’air du Suffolk, l’Angleterre pour faire vivre les paysages sonores et incarner les personnages de Crabbe. En juin 1942, Britten était de retour dans son pays natal.

Finalement ce sera un écrivain très engagé à gauche, Montagu Slater, qui résumera le propos de Crabbe en lui donnant d’ailleurs une couleur sociale clairement orientée politiquement. Il accepta la surveillance étroite du compositeur, lequel collabora presque autant que le librettiste à l’écriture du texte de l’opéra.

Britten s’immergea totalement dans la composition à compter de décembre 1943. Il mit le point final à son nouvel opéra en janvier 1945. Six mois plus tard le Sadler’s Wells le révélait au public, après qu’il eut fallu vaincre certaines résistances des chanteurs, désarçonnés par le style inédit de l’ouvrage autant que par son sujet. Au centre du triomphe rayonna le sombre ténor de Peter Pears, Peter Grimes ambigu, personnage insondable, clef de voûte de la singulière puissance suggestive d’un opéra qui n’a plus quitté le répertoire Le coup était porté, la critique s’empara de l’œuvre, y voyant la renaissance de l’Opéra anglais (on y voit rétrospectivement plutôt sa naissance), sinon Edward Dent, disciple de Busoni et critique éminent, qui condamna l’opéra pour des raisons demeurées opaques. En 1947, Covent Garden enfonçait le clou en proposant sa propre production alors même que Peter Grimes avait commencé son tour du monde (1946 : création à Stockholm, Bâle, Zürich et Tanglewood - avec le jeune Bernstein à la baguette !) et devait le poursuivre jusqu’au début des années cinquante.

Une volte-face révélatrice

Portée par ce succès, une décennie prodigieuse allait s’ouvrir pour Britten, rythmée essentiellement par six opéras et que refermerait son autre chef-d’œuvre lyrique absolu, The Turn of the screw (1954).

Après avoir approché au plus près et en des termes sensiblement modernisés le grand opéra avec Peter Grimes, Britten allait faire effectuer à son théâtre lyrique une volte-face aussi inattendue que révélatrice. Il se rapprocha de John et Audrey Christie, les créateurs du Festival de Glyndebourne dont le directeur artistique était alors un certain Rudolf Bing, futur patron du Metropolitan Opera de New York. Le petit opéra de Glyndebourne ne pouvait accueillir le grand orchestre déployé par Britten dans Peter Grimes, mais justement Britten était résolu, avant même que Bing ne s’intéresse à son projet, à écrire son nouvel ouvrage pour un ensemble instrumental limité. En fait, il avait déjà à l’esprit, échaudé par les difficultés rencontrées avec l’administration du Sadler’s Wells, de créer sa propre compagnie d’opéra, légère, mobile, sur le modèle d’une troupe itinérante, pour laquelle il devrait créer un répertoire spécifique.

Pour The Rape of Lucretia, Britten retourne à un sujet antique et propose un spectacle entre oratorio et opéra, un genre mixte qui ne dit pas son nom, où l’action (ou plutôt la quasi-absence d’action) est introduite par deux solistes figurant l’un un chœur masculin et l’autre un chœur féminin. Cette entrée en matière souligne d’emblée une œuvre ou les mises en miroir et l’importance des structures fermées, - musicales comme dramatiques - prédomineront. Si Peter Grimes est une œuvre d’abord inspirée, The Rape of Lucretia est une œuvre d’abord pensée. Son langage minimaliste, son instrumentation raffinée, sa vocalité très variée, allant du strict parlando à un belcanto modernisé – le rôle de Lucretia en est l’emblème – n’ont fatalement pas trouvé le même écho planétaire que Peter Grimes. Et pourtant, la création de l’œuvre bénéficia d’une chanteuse prodigieuse, Kathleen Ferrier elle-même, et d’un directeur musical qui voyant le petit nombre d’instruments dans la fosse dû se souvenir de ses expériences stravinskiennes avec L’histoire du soldat : Ernest Ansermet. L’ouvrage connu un mince début de carrière internationale. En fait il disparut progressivement après l’abandon pour les raisons que l’on sait de Kathleen Ferrier et malgré l’enregistrement si émouvant qu’en réalisa Janet Baker sous la direction du compositeur en 1970.
Albert Herring, inspirée d’une nouvelle de Maupassant où un jeune homme, faute de jeune fille vertueuse, se voit promu à l’honneur de Rosière du village, réputation qu’il brisera à l’occasion d’une nuit de beuverie et de stupre, peut-être l’œuvre la plus uniment heureuse, avec dans un autre registre la Spring Symphony, qui ait jamais coulé de la plume de Britten. Mais Britten avait écrit Albert Herring pour l’English Opera Group qui n’avait pas encore de théâtre. Ce sera chose faite l’année suivante.

Aldeburgh

Benjamin Britten et Peter Pears s’étaient installés dans un petit village de pêcheurs du Suffolk – on jurerait le décor de Peter Grimes ! -, Aldeburgh. Leur cottage deviendra un lieu convivial où s’assemblera ce qui deviendra à la fois un cercle artistique et une famille de cœur. En 1948 le Festival d’Aldeburgh connaissait sa première édition, Festival pour lequel il écrira dès lors la plupart de ses partitions et où il se produira également en tant que pianiste et chef d’orchestre. En 1949, Let’s make an Opera (Le Petit ramoneur), écrit d’abord pour des enfants, scelle cette fois les noces de l’opéra de chambre et de la musique pour têtes blondes. L’ouvrage, aisé à monter et à chanter, délicieux de bout en bout, connaîtra une carrière mondiale justifiée.

Si Britten vivait à Aldeburgh cette retraite féconde à laquelle il avait tant aspiré, tout de même animée par un cercle d’amis attentifs, il devait pourtant revenir au grand opéra pour deux ouvrages successifs – un de ses chefs-d’œuvre et une de ses partitions les plus discutées aujourd’hui encore : Billy Budd puis Gloriana.

Un étouffant huis clos

Eric Crozier voulait depuis longtemps collaborer ave E.M. Forster, remarquable romancier héritier de Thomas Hardy pour la brillance du style et la profondeur de ses intrigues psychologiques. Britten reçut la commande d’un nouveau grand opéra pour le Festival of Britain, Crozier et Forster jetèrent leur dévolu sur l’ultime nouvelle d’Herman Melville, Billy Budd (1891), qui raconte la pendaison injuste d’un marin enrôlé de force et dénonce l’absurdité de la vie militaire à bord des bricks de la marine royale. Mais Forster, lecteur averti de Melville, s’employa d’abord à extraire la dimension homo-érotique du personnage principal et exposa la relation entre le sadique maître d’arme Claggart – seul personnage explicitement homosexuel de la création lyrique brittenienne – et le beau Billy. La mer si présente dans Peter Grimes comme un fabuleux décor sonore devient dans Billy Budd lancinante, angoissante, aussi étouffante que le huis clos qui se déroule dans le navire de guerre, et la distribution uniment masculine, l’orchestre très sombre participent à ce climat constamment oppressant. La création fut un échec, que rattrapa à peine la reprise de l’œuvre en 1960 à Covent Garden sous la direction de Georg Solti.

Un savant pastiche

Devenu un compositeur quasiment officiel, Britten se vit confier la création d’un nouvel opéra, Gloriana, à l’occasion du couronnement d’Elizabeth II en juin 1953. William Plomer composa son livret d’après le l’ouvrage de Lytton Strachey, faisant écho au Roberto Devereux de Donizetti, qui lui aussi montrait les amours tardives d’Elisabeth et d’Essex. On dit que la Reine quitta le théâtre déconfite, et que le public fut choqué par le spectacle de la souveraine vieillissante et délaissée. Et la musique ? Britten s’y livre à un savant pastiche de l’époque élisabéthaine, habile, brillant, surprenant, mais inspiré jamais.

Il était désormais loin des fastes du grand théâtre et déjà guetté par le sombre sujet qui allait lui inspirer son autre œuvre clef : The Turn of the Screw.

Jean-Charles Hoffelé

Photo : DR
 

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