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Wagner Geneva Festival - Excellence et enthousiasme - Compte-rendu

Le public genevois n’a pas la réputation d’être particulièrement expansif ; les applaudissements à tout rompre doublés de frénétiques battements de pieds au terme de la représentation du Vaisseau Fantôme, samedi 2 novembre dans un Bâtiment des Forces Motrices comble, auront étonné autant qu’il en disaient long sur l’enthousiasme avec lequel Genève accueille un festival d’un niveau artistique exceptionnel. Pari osé que celui de Jean-Marie Blanchard qui, allié au très actif Cercle Romand Richard Wagner (présidé par Georges Schürch), et avec le soutien de la Fondation Hans Wilsdorf, a décidé de mettre la cité suisse à l’heure wagnérienne. Pari amplement gagné.

Opéra, danse, expositions, conférences, concerts, cinéma, récitals : chacun aura pu célébrer à sa manière le bicentenaire du grand Richard dans le cadre du Wagner Geneva Festival et se composer son propre parcours. Celui offert par la journée du 2 novembre s’avérait exemplaire de cohérence.

Le début d’après-midi est occupé par une table ronde sur le thème « Le déclin du chant wagnérien, mythe ou réalité ?» réunissant Pierre Flinois, Christian Merlin, Alain Perroux et Charles Sigel dans le rôle du modérateur. Après avoir dit combien le souci d’intelligibilité et de clarté préoccupait Wagner, les participants ont rappelé, illustrations sonores à l’appui, qu’en tous temps, parallèlement au « gratin », il y a eu de mauvais voire d’épouvantables chanteurs wagnériens. Les dangers de la spécialisation ont été amplement soulignés et s’il faut retenir une leçon de ce passionnant débat c’est bien la mise en garde contre la facile tentation du « c’était mieux avant ».

On n’est d’ailleurs aucunement tenté d’y céder en retrouvant la reconstitution, présentée l’an dernier à l’Amphithéâtre Bastille et à l’Opéra Royal de Versailles, du premier tableau de l’Acte III des Maîtres chanteurs tels que le public les vit en 1897 à Garnier, dans la version en français d’Alfred Ernst. Auteur d’un magnifique et indispensable ouvrage sur « La Scène lyrique autour de 1900 » (Ed. L’œil d’or), Rémy Campos et Aurélien Poidevin ont, à partir des documents d’époque (et avec l’aide d’Alain Zaepfel) reconstitué les décors en trompe-l’œil, les costumes et la « mise en scène » avec une méticulosité exemplaire. Leur travail est certes plus à sa place dans le cadre intimiste du Théâtre du Loup que dans celui bien froid de l’Amphithéâtre Bastille. Il reste que cette atmosphère compassée et amidonnée ne suscite franchement aucun regret vis à vis du passé. Identique à celle de Paris, à l’exception du rôle de Walther (cette fois tenu par un Xavier Mauconduit à la peine avec les aigus), la distribution permet de retrouver Didier Henry (Sachs), Marcos Garcia Gutiérrez (Beckmesser), Leana Durney (Eva), Elsa Barthas (Magdalene), et André Gass (toujours très convaincant en David). Le spectacle a gagné en fluidité, les personnages sont mieux dessinés et, surtout, la diction française, encore imparfaite, a progressé. Incomparable de poésie et d’attention aux chanteurs l’accompagnement exemplaire de la pianiste Anne le Bozec n’appelle une fois encore que des éloges.

Mais c’est du présent dont on a envie au sortir de la salle ; Le Vaisseau Fantôme ne va pas tarder à nous combler ! Une expérience d’autant plus excitante que l’ouvrage est proposé dans sa version primitive (Paris, 1841 – Daland s’y nomme Donald et Erik Georg)

« Ai-je sombré dans un rêve étrange ? (…) N’ai-je vécu jusqu’ici qu’une illusion ? », s’interroge Senta à l’Acte II. Dès le lever du rideau, on découvre l’héroïne sur une scène qu’elle ne quittera plus et l’on comprend vite qu’Alexander Schulin a pris le parti de nous plonger dans le rêve-cauchemar de la jeune femme. D’autres ont exploré cette piste avant lui mais, parvenu à la fin de la soirée, on salue bien bas la parfaite cohérence d’une régie totalement aboutie. Le décor unique, géométrique et dépouillé, avec de longs écrans horizontaux permettant des incrustations vidéo, se révèle être un atout de poids. Mis en valeur par les éclairages finement réglés de Rainer Küng, il contribue à une atmosphère aussi prenante qu’oppressante. Oubliés les embruns, les voiles, les cordages, les bites d’amarrage et tout le décorum marin, c’est dans le psychisme troublé de Senta que, symboliquement, plonge la perspective en fuite qui s’offre aux yeux spectateurs.

Pareille option place l’héroïne au cœur de l’action. Senta trouve en Ingela Brimberg une interprète idéale ; un petit bout de femme qui, une poupée aux traits du Hollandais souvent dans ses bras, habite son personnage avec une autorité vocale et un feu intérieur sidérants – il est vrai que sous une baguette telle que celle de Karabits on ne peut que donner le meilleur de soi… Vrai travail d’équipe que ce Vaisseau : Alfred Walker assume totalement la place « excentrée » que Schulin assigne au Hollandais – et que d’humanité accompagne la superbe ligne de chant du baryton-basse américain ! Dimitry Ivashchenko fait sien avec art le personnage étrange au teint blafard qui lui est proposé, tandis que le vibrant Georg d’Eric Cutler emporte immédiatement l’adhésion. Mary et Pilote parfaits de Kismara Pessatti et Maximilian Schmitt, tout comme la prestation du Chœur du Grand Théâtre de Genève préparé par Chin-Lien Wu.

Last but not least, saluons enfin le travail exemplaire réalisé par Kirill Karabits à la tête d’une formation spécialement constituée pour l’occasion avec des élèves de la Haute école de musique de Genève, de celle de Vaud-Valais-Fribourg et du CNSMD de Paris. En l’espace d’une quinzaine de jours de répétitions il est parvenu à un résultat impressionnant. On passera sur quelques accidents inévitables et véniels du côté des vents (l’orchestre comprend deux cors naturels, un ophicléide) pour insister sur l’absence de temps mort tout au long d’un spectacle dont l’énergie et la force dramatique saisissent et montrent la singularité de cette première version du Vaisseau. Grand chef que Karabits qui, soit dit en passant, n’a jamais encore été invité à diriger à l’Opéra de Paris. On croit rêver…

Axé sur la personnalité et la musique de Wagner, le festival genevois s’est beaucoup attaché aussi à les mettre en relation avec le temps présent. On en veut pour preuve un concert comprenant une imposante pièce pour trompette et grand orchestre de Jacques Lenot, D’autres murmures, donnée en première mondiale. Réunis pour l’occasion au Victoria Hall sous la baguette d’Alexander Mayer, l’Orchestre de chambre de Genève et le Sinfonietta de Lausanne défendent l’ouvrage avec le précieux concours du trompettiste français Raphaël Duchateau.

« La poétique propre D’autres murmures vient d’un souvenir d’enfance des « murmures de la forêt », mais nullement du récit wagnérien. Plus que jamais, D’autres murmures est bâti sur le souvenir », confie l’auteur(1) à propos d’une réalisation de plus quarante-cinq minutes, foisonnante de timbres et finement ouvragée. On se laisse happer par la force hypnotique d’une musique mouvante que les échanges et jeux d’écho entre le soliste et divers pupitres savent animer tandis que le considérable effectif assemblé n’exploite qu’à de rarissimes occasions sa puissance, préférant jouer de la mystérieuse sous-jacence de celle-ci. Le public ne s’y trompe pas, qui réserve un chaleureux accueil aux interprètes et à un créateur dans la plénitude de son art.

Précédé d’un Prélude de l’acte I des Meistersinger chantant, clair, amplement respiré, l’ouvrage du compositeur français est suivi en seconde partie par l’Ouverture de Tannhäuser dont Alexander Mayer sait traduire le lyrisme et l’orgueilleuse beauté sans jamais épaissir le trait. Véritable rêve éveillé, le Prélude de l’Acte I de Lohengrin conduit, avec un merveilleux frémissement poétique, à Prélude et Mort d’Isolde. Il y manque sans doute un peu de fièvre et de trouble mais le chant atteint une telle plénitude qu’on s’en voudrait de trop faire la fine bouche. Public nombreux et aux anges ; le chef et ses musiciens le gratifient en bis de l’inoxydable Chevauchée des Walkyries.

Alain Cochard

(1) On lira avec profit un entretien du compositeur avec Franck Langlois inclus dans le riche livre-programme du Wagner Geneva Festival (265 pp. 22 CHF)

Wagner Geneva Festival, Les Salons, Théâtre du Loup, Bâtiment des Forces Motrices (Le Vaisseau Fantôme), 2 novembre ; Victoria Hall, 3 novembre 2013

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Photo : Gregory Batardon
 

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