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19e Festival Bach en Combrailles – Renouveau dans la fidélité – Compte-rendu
Le Festival est traditionnellement précédé de l'Académie d'orgue de Pontaumur, fondée et animée depuis 2006 par Helga Schauerte-Maubouet, dont l'audition de clôture est donnée en prélude à chaque nouvelle édition. Bach en Combrailles, outre l'itinérance autour de Pontaumur, c'est aussi un rythme et une diversité, un esprit mêlant généreusement simplicité et convivialité – avec un verre de l'amitié après chaque concert offert par les municipalités. Quelque cinq rendez-vous quotidiens, dont deux nouveautés qui par leurs horaires mêmes pouvaient présenter un certain risque : le test grandeur nature s'est d'emblée révélé des plus encourageants. Il s'agit des rencontres au Café Communal de Villosanges, en milieu de matinée du mardi au vendredi, avec l'heureuse surprise d'une salle comble pour les conférences d'Éric Lebrun autour de Boëly puis de l'histoire du choral Nun komm der Heiden Heiland (« Viens maintenant Sauveur des païens ») dans l'œuvre de Bach et ailleurs, ainsi que des Nocturnes qui, du mardi au jeudi à 23 heures, enchaînent sur le concert principal de la soirée, mais dans un lieu différent, le but étant de faire entendre des programmes plus courts et des types de formations instrumentales ou vocales intimistes qu'il serait malaisé de programmer lors des autres rendez-vous de la semaine.
L'entrée en matière se fit donc le lundi 7 août à midi avec l'audition de l'Académie d'orgue, suivie de la conférence Telemann d'Éric Lebrun à Bourg-Lastic (l'une des nombreuses et magnifiques églises romanes de la région), puis du concert d'ouverture à Pontaumur : programme Bach d'apparat demandé au Ricercar Consort, dirigé depuis la viole de gambe par Philippe Pierlot, autour de la Trauerode BWV 198. Quinze instrumentistes aguerris et un exceptionnel quatuor de solistes rompus à l'exercice, qu'il s'agisse des airs ou des chœurs et chorals : approche fascinante d'ampleur et de haute précision polyphoniques à une voix par partie, gorgée de coloratura baroque des plus accomplies. À l'orgue : Jan Willem Jansen, en alternance à l'orgue positif du continuo et à l'instrument de tribune pour le Prélude et Fugue en fa mineur BWV 534, introduisant et refermant la Cantate BWV 78 (dont le duo soprano-alto, ardemment attendu, tint toutes ses promesses de pureté virtuose et enjouée), puis le Prélude et Fugue en si mineur BWV 544 encadrant l'Ode funèbre, comme ce fut peut-être le cas en 1727 lors de l'office funèbre à Saint-Paul de Leipzig, l'église de l'Université, en l'honneur de l'épouse de l'électeur de Saxe.
Au cœur du programme, une autre grande Cantate en deux parties, BWV 75, dont l'enivrant chœur initial fut l'une des nombreuses splendeurs de cette soirée d'une très musicale perfection formelle. Il est vrai que les solistes œuvrent fréquemment de concert, dans ce répertoire et les plus hauts lieux le mettant à l'honneur : voix lumineuse et suprêmement équilibrée de Maria Keohane (soprano), couronnée d'aigus radieux dont l'aisance laisse pantois ; Carlos Mena (alto), phénoménal de souffle et de ligne dans l'air de la Première Partie de l'Ode funèbre, entre autres moments de grâce ; Hans Jorg Mammel (ténor) – on sait combien les airs que Bach écrivit pour cette voix sont escarpés ! ; Matthias Vieweg (basse), très « scéniquement engagé » pour une véhémence parfois appuyée. Tous quatre chantant devant les instruments – sans voir le « chef », qui dans cette formation d'une si puissante harmonie n'est pas nécessairement celui qu'on croit, l'instrument solo de l'instant donnant le plus souvent l'impulsion : ainsi le hautbois chaleureusement expressif et raffiné d'Emmanuel Laporte –, ce prodigieux consort de voix n'en fut que plus éblouissant d'entente et de respiration commune, comme si chanter cette musique d'une diabolique difficulté était la chose la plus naturelle qui soit.
Après la conférence Boëly du matin à Villosanges, le mardi offrit le premier des cinq rendez-vous de midi consacrés à l'intégrale des Chorals de Leipzig de Bach à l'orgue de Pontaumur. Leur répondaient un choix très joliment trouvé de pièces contrastées de Boëly, dont les fameux Cantiques de Denizot, répartis eux aussi sur la semaine. Aux claviers, après Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun, allaient se succéder des élèves de la classe de ce dernier à Saint-Maur-des-Fossés, illustrée par leur maître Gaston Litaize : Barbara Cornet, François-Xavier Kernin, Sacha Dhénin et Mayu Harada.
Après-midi et soir permirent d'admirer deux formations en trio contrastées. Le programme Héritages et Révolution, en l'église perchée de Miremont, fit d'abord entendre le Trio AnPaPié : Alice Piérot (violon), Fanny Paccoud (alto) et Elena Andreyev (violoncelle), les trois dames jouant par cœur, insigne rareté en formation de chambre, profondément révélatrice de la maîtrise confondante de leur dialogue et du répertoire abordé : Bach redistribué par Mozart – mouvement lent et final de la Sonate en trio n°2, rebaptisés Prélude et Fugue (où, quand même, l'on s'émerveille in petto qu'un organiste puisse à lui seul servir ces trois parties) ; une découverte absolue pour la quasi-totalité de l'assistance, émerveillée : le deuxième des trois Trios op. 5 de Boëly composés en 1808 (deux autres suivirent, posthumes, au côté de quatre Quatuors à cordes), Boëly dont on connaît certes l'œuvre d'orgue, mais beaucoup moins celle pour piano et la musique de chambre, le choc suscité par le monumental Allegro initial ne pouvant qu'inciter à approfondir l'œuvre de ce grand compositeur ; la 25ème des Variations Goldberg de Bach (l'une des deux en tonalité mineure), moment de souveraine élévation – l'Aria fut donnée en bis ; enfin le dernier des cinq Trios de Beethoven, l'op. 9 n°3, achevé dix ans avant ceux de Boëly dont il fut l'une des sources vives : riche et singulier programme aux perspectives infinies, par des musiciennes à tous égards admirables.
Changement radical de sonorités et d'époque le soir au Montel en Gelat avec Le choc des géants : Bach et Rameau par Les Timbres (photo) : Myriam Rignol (viole de gambe), Yoko Kawakubo (violon), Julien Wolfs (clavecin). Si l'on ose à peine dire que ce fut l'un des sommets de ces trois premiers jours de festival, tant les autres formations, chacune dans un domaine spécifique, répondirent à de mêmes et formidables exigences, il n'en demeure pas moins que l'expérience fut particulièrement enthousiasmante. Aisance à chaque note sidérante (mais aussi celle de la parole, trait général des jeunes ensembles dans leur rapport avec le public, ainsi lorsque Julien Wolfs expliqua la manière, complexe !, dont Bach fait passer ses œuvres d'un instrumentarium à un autre), sonorité individuelle épanouie bien au-delà de ce que l'on pourrait imaginer pour un « petit » ensemble de cordes anciennes, liberté dans le geste qui propulse le moindre mouvement avec faconde et une vive intelligence du texte, énergie conquérante mais aussi souriante musicalité : un pur bonheur. L'alternance de Sonates de Bach et de Pièces de clavecin en concerts de Rameau (2) avait de quoi raviver la question de la préséance – sans réponse, comme il se doit : deux géants, assurément.
Éclairée à l'extérieur comme à l'intérieur de lumignons, l'église de Landogne accueillait la première Nocturne, proposée par deux solistes de L'Escadron Volant de la Reine : Antoine Touche à la viole de gambe et Benjamin Lescoat à l'alto. Programme d'un seul tenant, cordes mais aussi voix, « rêve éveillé » de M. Bach se rendant en France et se jouant de la chronologie – furent évoqués les noms de Francœur, Rameau, Lully, Marais, Sainte-Colombe… et Philippe Hersant : admirable Pavane pour alto seul (1987). La petite mais splendide église était remplie d'une assistance en définitive nombreuse, toute à l'écoute de la saveur nocturne des timbres, dont la présence était comme renforcée par l'heure tardive – prodige de l'attention décuplée par la nuit, que connaissent bien les musiciens.
Le mercredi après-midi avait lieu à Pontaumur le grand récital d'orgue du Festival, que Vincent Warnier dédia entièrement à Bach. Rappelons que l'instrument, signé François Delhumeau (2003), est la copie de l'orgue (lui-même reconstruit) de l'église d'Arnstadt aujourd'hui dénommée Bachkirche. Soit le premier orgue dont Bach fut titulaire, à dix-huit ans. Non pas l'orgue idéal pour son œuvre, mais un juste reflet de la facture issue du XVIIe siècle qu'il connut durant sa jeunesse – sans cette fameuse gravitas qu'il préconisa par la suite en tant qu'expert des plus demandés. Nul doute que l'orgue de Pontaumur dispose d'une base solide, mais pour ainsi dire inachevée. On n'ose imaginer ce que l'art d'un harmoniste tel que Jean-Marie Tricoteaux, par exemple, saurait obtenir sur la base du matériau existant : de l'égalisation des jeux sur l'ensemble de leur tessiture à l'affinement des rapports de force, de la mise en valeur des jeux de fond (noyés dans des mixtures assez agressives) à une éloquence plus subtile des attaques, quand bien même le caractère « rustique » des orgues d'Allemagne moyenne de l'époque devrait alors être respecté.
Poésie et fluidité n'étant pas les points forts de la palette actuelle, Vincent Warnier s'ingénia à trouver une réponse adéquate, tenant compte de l'acoustique « objective » et sans guère de mystère : une approche toute d'autorité, avec dans une même proportion clarté du propos, via articulation et phrasé, et affirmation des timbres dans leur diversité, intégrant avec panache ce côté « brut » à la force du discours – ou comment magnifier ce qui n'est pas vraiment une qualité. À l'énergie du jeune Bach prenant appui sur Buxtehude pour mieux s'affranchir du strict stylus fantasticus nord-allemand : Prélude et Fugue en la mineur BWV 543, fit suite une déclinaison raisonnée des possibilités de l'instrument, habile tentative d'approfondissement de plans sonores en réalité plutôt frontaux : quatre des Six Chorals Schübler ; Sonate en trio n°5 virtuose en diable et richement instrumentée, par nécessité et pour un résultat des plus probants ; enfin Pastorale : si l'instrument peine à distiller une poésie d'obédience italienne, l'abstraite suspension du temps dans le Prélude et l'Aria ainsi que l'inflexible résolution de l'Allemande et naturellement de la redoutable Gigue finale emportèrent tout sur leur passage. La voie était libre pour l'ultime chef-d'œuvre du programme : le plus grand Prélude et Fugue de maturité de Bach, en mi mineur BWV 548, colossale « symphonie en deux mouvements » selon Spitta, dont l'exigence instrumentale n'a d'égale que la profondeur de l'inspiration et la conduite en abîme de la polyphonie. Magistral !
Avant la Nocturne de Puy-Saint-Gulmier – polyphonies médiévales et Renaissance par le Trio Musica Humana – on put entendre en soirée, dans l'imposante collégiale d'Herment, L'Escadron Volant de la Reine (2) « accueilli en résidence de création » pour un jubilatoire programme Bach et Telemann : à des Sinfonie de Cantates de Bach, mais aussi intégralement la Cantate BWV 84, la plus proche de la cantate italienne dans l'œuvre du Cantor et d'ailleurs exceptionnellement dénommée Cantata, répondaient deux Cantates « morales » de Telemann, vocalement exigeantes et faisant souvent songer, par la fougue dramatique qui s'y déploie, à un opéra miniature autour d'un personnage unique. À la soprano Eugénie Lefebvre, voix puissante et volontaire nourrie d'un tempérament affirmé, magnifiquement intégrée à l'ensemble instrumental et excellant tant dans les airs que dans les récitatifs de haute éloquence, répondait une formation aussi modeste en nombre (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, hautbois, orgue ou clavecin) que d'une projection impressionnante d'engagement et de raffinement : autant d'authentiques solistes que de musiciens, soudés et dont la fougue fit merveille dans ces grandes pages vocales – exemple parfait d'un tout surpassant généreusement la simple somme des parties. Alternant avec les pages vocales, dont celles de Telemann trop rarement entendues, la cerise sur le gâteau de ce concert enthousiasmant prit la forme de deux vastes Sonates à 4 pour cordes et continuo (dont une avec le soutien actif de la contrebasse) du même Telemann. Musique pure et pur esprit chambriste, d'une beauté et d'un équilibre tant dans la forme que dans l'invention absolument réjouissants, mettant plus encore en exergue l'extrême qualité de chacun des solistes. Compte tenu d'une discographie partielle et fragmentée, quel magnifique projet d'enregistrement cela ferait …
Michel Roubinet
(2) Les Timbres les ont enregistrés pour Flora
www.labelflora.net/fr/catalog/pieces-de-clavecin-en-concert
(3) À propos de L'Escadron Volant de la Reine
www.concertclassic.com/article/lescadron-volant-de-la-reine-interprete-bononcini-et-caldara-gosnay-litalie-passionnement
Festival Bach en Combrailles (7-12 août 2017) : concerts des 7, 8 et 9 août dans les églises de Pontaumur, Miremont, Montel de Gelat, Landogne, Herment.
Photo : Les Timbres © Tom Callemin
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