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6e Festival Passions baroques de Montauban – Aux rives du baroque – Compte-rendu
Devenu annuel l'année dernière, le Festival Passions baroques de Montauban a inauguré pour sa 6ème édition un partenariat fructueux avec l'institution phare de la ville, le Musée Ingres, à l'instigation de Florence Viguier-Dutheil, sa directrice et conservatrice, et de Jean-Marc Andrieu (photo), directeur artistique du Festival et fondateur, en 1986, de l'Orchestre Les Passions. Fermé pendant trois ans, le Musée a rouvert en décembre 2019 sous son nouveau nom : Musée Ingres Bourdelle, le MIB (1). Presque aussitôt refermé en raison du confinement, il n'a cessé depuis sa seconde réouverture d'attirer un public médusé par la qualité des travaux de modernisation du palais du XVIIe siècle dans lequel il est installé, en surplomb du Tarn et du Pont Vieux : l'ancien palais épiscopal rénové de fond en comble, et l'impressionnante extension des surfaces d'exposition. Le très juste équilibre entre abondance et diversité des œuvres présentées, ainsi dans les nouvelles et lumineuses salles Bourdelle des niveaux inférieurs – Émile-Antoine Bourdelle (1861-1929) étant, comme Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), natif de Montauban – et une muséographie idéalement pensée, aérée et d'une parfaite élégance (passionnants cartels, d'une taille et d'une impression qui en permettent aisément la lecture, ce qui n'est guère la règle dans les musées et autres lieux d'expositions), le « taux de remplissage » des nombreuses salles du MIB ayant été optimalement évalué pour une visite comme en apesanteur et ressourçante, dans un écrin véritablement accueillant.
Le Musée Ingres Bourdelle de Montauban © Mirou
Intitulée « Aux rives du baroque », la thématique 2020 de Passions baroques entendait explorer, du 3 au 11 octobre, les confins de l'ère baroque, aux concerts s'ajoutant masterclasses, conférences, débats, visites, cinéma (Don Giovanni de Losey, précédé d'une rencontre avec la musicologue Sylvie Bouissou). Une place y est traditionnellement faite aux livres et aux auteurs, en partenariat avec Confluences (2), haut lieu des rencontres littéraires montalbanaises, dont le festival Lettres d'Automne, qui cette année souffle ses trente bougies, fait suite à Passions baroques. En marge du Festival, dans la Maison du Crieur, à deux pas de la si méridionale Place Nationale, quelques costumes d'opéra de productions toulousaines (Flûte enchantée, Ariane à Naxos, Couronnement de Poppée), et en vitrine une photo de Juliette Gréco (qui passa plusieurs années de son enfance à Montauban) étreignant le monument de Bourdelle alors dans la cour du Musée (entre 1951 et 1961) La mort du dernier Centaure, Juliette Gréco qui repose au cimetière du Montparnasse comme son ami et parolier Étienne Roda-Gilles (1941-2004), lui-même montalbanais et enterré non loin de Bourdelle.
C'est hors les murs que le Festival s'est ouvert, à la Maison de Fermat de Beaumont-de-Lomagne, rencontre inspirée de l'aphorisme du poète Novalis : « Jouer, c'est expérimenter le hasard ». Le public était invité à créer un menuet « à coups de dés », œuvre aléatoire menée, l'occasion n'est pas si fréquente, par Jean-Marc Andrieu à la flûte à bec, son instrument, mais aussi Nirina Betoto au violon, pilier des Passions, Marie-Madeleine Mille au violoncelle et le fidèle Yvan Garcia au clavecin, ainsi que Vincent Feuvrier, chercheur en mathématiques et organiste du temple du Salin à Toulouse : ludique variation sur le thème des affinités entre science et musique (3). Les châteaux de Gramont et de Lamotte (Bardigues) accueillaient le lendemain le même Yvan Garcia au clavecin et la soprano Tosca Rousseau, appréciée lors de la 5e édition de Passions baroques (4), dans un programme anticipant le spectacle du lendemain au Théâtre Olympe de Gouges (1748-1793, autre grande figure montalbanaise). Antoine Herbez et Jean-Marc Andrieu animaient au préalable un avant-scène ou rencontre-conférence dans le lumineux foyer du Théâtre, deux heures avant le spectacle proprement dit : Un songe d'une nuit d'été, « comédie féerique » d'après celle de Shakespeare rehaussée d'airs de The Fairy Queen de Purcell, sous la direction musicale de Didier Benetti.
Gilone Gaubert et Elisabeth Joyé © Aurélie Malka
Le lendemain, jeudi 8 octobre, le MIB accueillait Sylvie Bouissou, auteur de l'ouvrage de référence sur Rameau (Fayard, 2014) mais aussi de Crimes, cataclysmes et maléfices dans l'opéra baroque en France (Minerve, 2011) : Du baroque au classique, pérégrination à travers les différentes esthétiques du XVIIIe siècle, conférence prolongée de visites guidées du département des peintures italiennes du MIB, qui n'est pas seulement consacré à Ingres et à Bourdelle, tant s'en faut ! Au MIB toujours, dans la salle donnant sur la cour d'honneur, était proposée en soirée – après une masterclass des deux musiciennes pour les élèves du Conservatoire à Rayonnement Régional de Montauban – un concert intitulé L'héritage de Bach, sur le versant chambriste de l'après-baroque. Au clavecin Élisabeth Joyé, au violon Gilone Gaubert (musicienne aux intérêts multiples à qui l'on doit une transcription très remarquée pour baryton et quatuor à cordes du Winterreise de Schubert, gravée pour Muso [Off The Records, 2020], la violoniste guidant le Quatuor les Heures du Jour autour du baryton Alain Buet). Les dames firent dialoguer deux des fils de Bach : Carl Philipp Emanuel (deux Sonates en ut mineur, Arioso) et Johann Christian Bach (Jean-Chrétien, le Bach de Milan puis de Londres, Sonate n°1 en ré majeur pour violon ou flûte). Changement d'époque, indéniablement : quand le clavecin s'apprête à laisser entrer le piano-forte dans la bergerie et que la « sensibilité » de l'individu – tournant radical, par-delà le style galant, donnant le jour à la mouvance Empfindsamkeit – s'affirme au côté de la forme, reine jusqu'alors et qui gagne en liberté de mouvement, avant que la forme sonate ne recadre l'émotion, le classicisme. Au cœur de ce programme un petit nouveau, qui aimait tant le Bach de Londres : Mozart, huit ans, lequel compose (janvier 1764) ses premières œuvres en plusieurs mouvements, en l'occurrence la Sonate K. 9, sidérante d'allant et de réelle densité de texture, cultivant avec aplomb ce sens de la surprise intensément mis en œuvre par CPE Bach, mais aussi le beau chant. Une soirée dans un salon de la noblesse entre Berlin, Londres et Vienne, via Montauban, délicieux privilège. Avec en bis le premier mouvement de la Sonate n°4 BWV 1017 de Bach père : retour vers un autre monde esthétique et formel, d'une insurpassable et intemporelle beauté.
Bruno Boterf et Ludus Modalis © Emilie Fontes
L'avant-scène du vendredi 9 octobre réunissait au foyer du Théâtre Bruno Boterf et Jean-Marc Andrieu pour la présentation d'un concert des plus attendus : Les Vêpres de la Vierge de Monteverdi. Bruno Boterf et son ensemble Ludus Modalis étant spécialisés dans la musique polyphonique du XVIe siècle, jusque vers 1600, Il Vespro montéverdien semble a priori hors de portée. S'il n'y avait cette mention du compositeur, sans doute aussi pour favoriser les chances d'exécution de sa musique, proposant que les fameux ritornelli instrumentaux puissent être ad libitum. L'aventure consista dès lors pour Ludus Modalis, selon la Prima prattica, à rendre viable la prédominance de l'esprit des motets polyphoniques. L'équilibre général de l'œuvre s'en trouve sensiblement déplacé, passant de la parité voix-instruments à la primauté de la polyphonie vocale, ici solidement portée par deux sacqueboutes, basse de viole, théorbe et claviorganum (instrument de 1994 appartenant au Conservatoire de Montauban : clavecin Philippe Humeau, orgue positif Étienne Fouss). Ludus Modalis a enregistré cette version avant tout vocale des Vêpres pour Ramée (Outhere, 2018, 5). Quant à la difficile lecture et interprétation des chiavette, Bruno Boterf expliqua joliment que le souci premier était de pourvoir au confort vocal des interprètes, déjà sollicités par Monteverdi au maximum de leurs possibilités, tout en parvenant à une complète harmonie de la tessiture tout au long de l'œuvre.
Le concert en soirée était donné au Théâtre, aucune église, compte tenu des contraintes sanitaires, n'offrant de jauge satisfaisante, la dimension théâtrale de l'ouvrage pouvant également parler pour un tel lieu. La vive appréhension légitimement anticipée fut dès les premières notes levée : l'acoustique, certes non réverbérée comme celle d'une église, se révéla aussi satisfaisante et même bénéfique que possible, autorisant une sonorité d'ensemble homogène, dans l'équilibre et la plénitude – très esthétique disposition en arc de cercle des douze chanteurs et, au centre, des cinq instrumentistes, sous un éclairage confortant la concentration de l'écoute –, sonorité vivement projetée et dynamique, à aucun moment la perception « spirituelle » du chef-d'œuvre de Monteverdi, ponctué d'antiennes grégoriennes à la manière d'un office, n'étant entravée. D'emblée la beauté « circulaire » des Vêpres, spirale sans fin d'une exceptionnelle inventivité, s'imposa pour ne plus lâcher l'auditeur, jusqu'au « petit » Magnificat, sobre et décanté mais d'une éclatante ferveur dans l'exaltation finale.
À propos d'une version d'apparat des Vêpres en la cathédrale d'Angers en 2011 (6), avec un Bruno Boterf en état de grâce dans le Nigra sum, comme à Montauban bien que nécessairement plus intimiste que dans l'immense vaisseau angevin, Anne Magouët disait combien ces Vêpres sont « une œuvre pour ténors ». Ce qui une fois encore se vérifia (inventif Duo seraphim se faisant trio), à ceci près que le duo des premières dames, Anne Magouët et Eva Zaïcik (quel éclatant parcours depuis le Jeune ensemble de la Maîtrise Notre-Dame de Paris !), fut tout simplement magique d'énergie pure et de complémentarité, en particulier, bien sûr, dans l'irrésistible Pulchra es. L'écho de l'Audi coelum fut quant à lui traité le plus simplement du monde, les deux chanteurs étant à peu de distance l'un de l'autre, mais l'écho tout aussi intensément ressenti. Le seul moment de l'œuvre rendu impossible par l'absence des instruments concertants était la virtuose Sonata sopra Sancta Maria. À celle-ci se substitua la Toccata avanti il Ricercar con obbligo di cantare la quinta parte senza toccarla des Fiori musicali de Girolamo Frescobaldi (publiés à Venise en 1635), en gardant le principe d'une polyphonie instrumentale dominée par un cantus en valeurs longues : la Toccata frescobaldienne fut jouée à l'orgue par Anne-Marie Blondel, cependant que dessus et sacqueboutes entonnaient ici le cantus, cette cinquième voix qu'il faut chanter sans la jouer, sur les paroles Sancta Maria ora pro nobis. À l'instar de bien des moments de l'œuvre où sur un réseau de rythmes complexes et d'une extraordinaire mobilité plane un cantus éthéré, reflet de la terre et du ciel.
Le samedi, avant l'impromptu à la Médiathèque de Montauban de l'Ensemble Lyra (qui la veille animait une double rencontre scolaire à l'Espace des Augustins portant sur les maîtres français des XVIIe et XVIIIe siècles), aurait dû avoir lieu à la Petite Comédie une rencontre avec l'écrivain japonais d'expression française Akira Mizubayashi, par ailleurs universitaire et spécialiste du Siècle des Lumières. La pandémie l'empêcha d'entreprendre le voyage, mais une conversation avec l'écrivain est disponible sur le site de Confluences (7), cependant qu'une lecture musicale était proposée dans l'après-midi à l'Auditorium du Conservatoire. Olivier Jeannelle y fit entendre, d'une voix tour à tour chaleureuse ou brutal écho de la soldatesque, le début du roman Âme brisée (Gallimard) pour lequel Akira Mizubayashi vient de recevoir le Prix des libraires. L'âme des êtres, celle aussi d'un violon, au cœur de cette lecture. Moment d'intense émotion, aux voix multiples du comédien répondant des fragments musicaux repris de la narration, avec la violoniste Stéphanie Paulet, premier violon de l’Insula Orchestra de Laurence Equilbey – Bach pour violon seul de la Partita n°2 – et trois musiciens des Passions pour des extraits du Quatuor Rosamunde de Schubert.
Yasuko Uyama-Bouvard, Jean-Marc Andrieu et les Passions © Monique Boutelleau
L'avant-scène de l'ultime concert (deux rendez-vous étaient néanmoins proposés le dimanche à l'adresse du jeune public) réunissait précisément Stéphanie Paulet et Jean-Marc Andrieu au foyer du Théâtre, les échanges portant sur l'évolution de l'approche instrumentale à la jonction du baroque finissant et du classicisme, avec l'allongement de l'archet pour un legato et un souffle de la phrase plus affirmés : Mozart, l'autre rive, était au programme, le « divin » Mozart, selon le mot d'Ingres (dont l'un des violons est exposé au MIB). Précédemment donné à l'Auditorium Saint-Pierre des Cuisines de Toulouse, dans le cadre de la saison dernière des Arts Renaissants mais reporté au 29 septembre, redonné dix jours plus tard à Montauban avec un orchestre Les Passions à son maximum d'ampleur, ce programme proposait les Concertos n°21 en ut majeur K. 467 et n°20 en ré mineur K. 466, tous deux de 1785, entre ombre et lumière, drame et joie de vivre. Au clavier de son propre Clarke, copie d'un piano joué par Mozart lui-même : Yasuko Uyama-Bouvard, toujours aussi bouleversante d'éloquence sensible (8), sur l'autre versant mozartien de son répertoire – elle a gravé avec Stéphanie Paulet quelques unes des Sonates pour piano-forte avec accompagnement de violon (Hortus 123, 2015). Stéphanie Paulet en l'occurrence premier violon des Passions pour ce concert de clôture où l'on retrouvait également, dans le pupitre des violons, Gilone Gaubert.
Sensibilité et « puissance » sont la marque du jeu de Yasuko Bouvard au piano-forte, mais aussi inventivité. Merveilleuse danse des mains avant leur entrée dans le jeu concertant, d'un naturel en réalité confondant de sophistication au service de la lettre et de l'esprit, complicité de la soliste et du chef, et ce merveilleux sourire de l'un à l'autre après la cadence du premier mouvement du K. 467, puis de la soliste, en retour et d'une parfaite simplicité n'enlevant rien à la grandeur du travail d'orfèvre des cadences du Concerto n°21, de Yasuko Bouvard elle-même. Pour le n°20, elle fit entendre celles, presque déjà un autre univers mais si fabuleusement intégrées, de Beethoven : l'un des dieux de Bourdelle, dont le MIB expose plusieurs têtes célèbres. Entre les deux Concertos de Mozart, les Passions offrirent en guise d'intermède l'Ouverture de l'opera buffa Lo sposo deluso (« Le Mari déçu ou la Rivalité de trois femmes pour un seul amant », K.430), de peu antérieur (1783-1784) et inachevé. Occasion d'apprécier pour lui-même l'Orchestre Les Passions, d'une somptueuse richesse de timbres fusionnels sous la direction, chaleureuse et spontanée mais d'une extrême précision, de Jean-Marc Andrieu. En bis, Yasuko Bouvard proposa le mouvement lent de la Sonate « facile » K. 545 de Mozart, avec dans la section en mineur cet effet feutré de la genouillère (pas encore de pédales sur ce type de piano-forte) dite Moderato, à fondre d'émotion, puis dans la reprise du majeur une ornementation abondante et de toute beauté, sans contredire un instant la « modestie » de cette pièce – ou de la musicienne. Le second bis, avec orchestre et sur la très élégante ponctuation des cordes pizzicato, fut l'ineffable mouvement lent du Concerto n°21. Un public conquis, vibrant d'attention, profondément reconnaissant.
Michel Roubinet
Montauban, Festival Passions baroques, concerts des 8, 9 et 10 octobre 2020
www.les-passions.fr/fr/festival-passions-baroques-2/
(1) Musée Ingres Bourdelle (MIB) de Montauban
museeingresbourdelle.com/accueil
(2) Confluences – Lettres d'Automne, Montauban
www.confluences.org/lettresdautomne-2/
(3) Hasard et virtuosité musicale
www.echosciences-sud.fr/articles/hasard-et-virtuosite-musicale
(4) www.concertclassic.com/article/5eme-festival-passions-baroques-de-montauban-ampleur-inedite-et-nouvel-elan-compte-rendu
(5) Ludus Modalis / Bruno Boterf
www.ludusmodalis.com
(6) www.concertclassic.com/article/20eme-saisons-de-printemps-des-orgues-dangers-un-monteverdi-habite-compte-rendu
(7) www.confluences.org/evenement/conversation-akira-mizubayashi/
(8) www.concertclassic.com/article/yasuko-uyama-bouvard-inaugure-la-saison-de-plein-jeu-saint-severin-de-lorgue-au-pianoforte
Photo © Monique Boutelleau
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