Journal
Anne Teresa de Keersmaeker au Palais Garnier - Ineffable beauté – Compte-rendu
On avait déjà eu l’occasion de dire l’émerveillement ressenti devant La Nuit Transfigurée de Schoenberg telle qu’Anne Teresa de Keersmaeker l’avait transposée sur scène, lors de sa venue au Théâtre de la Ville, en juin 2016, avec sa compagnie Rosas.(1) Et c’est un bonheur total que de retrouver l’œuvre au sein d’un programme que l’Opéra avait déjà présenté en 2015, avec les trois mêmes pièces qu’alors, superbe hommage rendu au talent de la chorégraphe belge, émule de Pina Bausch mais infiniment plus musicale et poétique. Pour Keersmaeker, on peut, on ose parler de beauté et pas seulement de quête de vérité, et ses gestes sont totalement inscrits au cœur de la structure musicale, à laquelle elle accorde le plus grand soin. C’est cette substance sonore qui d’ailleurs la porte dans toute son œuvre, contrairement à Bausch, en laquelle la part théâtrale était beaucoup plus accentuée.
Quatuor n° 4 © Benoite Fanton - Opéra national de Paris
Dès ses débuts en 1980, son amour alla aux partitions de Steve Reich, dont on ne peut contester les vertus chorégraphiques comme soubassement rythmique en renouvellement constant. Elle s’ aventura ensuite dans des pièces beaucoup plus ardues, comme ce Quatuor n°4 de Bartók, qu’elle créa à Bruxelles en 1986, et qui met en scène quatre filles, en pendant à la formation instrumentale. Cette pièce, à la fois drôle, pointue et formidablement dynamique dégage un charme vitaminé avec ses étonnants parallélismes de gestes, qui créent l’unité dans la diversité et non la symétrie parfois angoissante des corps de ballet classiques. Intensément vivante, avec ces séquences où les danseuses ressourcent leur énergie, se cherchent un mode d’agir, une façon d’être, puis lancent la machine musicale, puisque ce sont elles qui font signe au quatuor de reprendre sa course, lorsqu’elles sont prêtes ! Les demoiselles en piste, vigoureuses et ardentes, ont le zest d’humour qui convient, et l’on découvre, outre Aurélia Bellet, que l’on connait comme sujet, des personnalités nouvelles car ni Claire Gandolfi, ni Camille de Bellefon, ni Miho Fujii, n’occupent habituellement le devant de la scène, puisqu’elles ne sont encore que quadrilles !
Die Grosse Fugue © Benoite Fanton - Opéra national de Paris
De Die Grosse Fuge, on doit admirer la rigueur autant que l’énergie endiablée, les sauts fougueux, la joie de vivre qui fait rebondir les corps de variante musicale en variante chorégraphique. Alice Renavand, avec toujours sa présence électrique, y mène le jeu, seule femme au milieu de sept hommes, en fait nullement utilisée pour sa féminité mais simplement comme une variante de l’humain, en costume sombre elle aussi. Donner une telle fraîcheur à cette difficile composition de Beethoven, sans la trahir, voilà qui place Keersmaeker au niveau du Robbins des Variations Goldberg. Une danse contemporaine qui ose sourire, voilà qui mérite d’être signalé !
© Benoite Fanton - Opéra national de Paris
Apothéose, bien sûr avec La Nuit Transfigurée, datée de 1995, où dans le magnifique décor de bouleaux imaginé par Gilles Aillaud, l’âme en déroute d’une femme à la fois meurtrie par la trahison dont elle s’estime coupable et rayonnante de la vie qu’elle porte en elle, se multiplie en ses sœurs de douleur, transcendées par la même grâce. Les couples, puissamment contrastés, opposent des hommes figés en costumes de ville à des silhouettes tournoyantes, prostrées ou cambrées, amenant peu à peu leurs partenaires à sortir de leur blocage et à vivre, enfin. On y retrouve notamment Alice Renavand, qui glisse comme une obsession, et l’exquise Léonore Baulac, ses grands cheveux blonds auréolant sa fine silhouette éperdue. Au Théâtre de la Ville on avait été bouleversés par la présence de Cynthia Loemij, fidèle transmettrice du message et du style de Keersmaeker. Ici, c’est elle qui a dirigé l’essentiel des répétitions du spectacle, et son intelligence donne des ailes aux danseurs de l’Opéra, lesquels, il faut bien le dire, sont cette fois bien plus habités que dans les ballets classiques, où ils semblent souvent avoir perdu la foi. D’autant qu’ils sont portés par des musiques magnifiques, jouées d’abord en quatuor pour Bartók et Beethoven, puis en formation de cordes, cette dernière menée avec une passion finement graduée par Jean-François Verdier, pour la sublime Nuit Transfigurée schönbergienne.
Jacqueline Thuilleux
(1) Lire le CR : www.concertclassic.com/article/la-nuit-transfiguree-danne-teresa-de-keersmaeker-par-la-compagnie-rosas-leffet-schoenberg
Anne Teresa de Keersmaeker - Paris, Palais Garnier, 5 mai ; prochaines représentations les 7, 8, 9, 10, 11, 12 mai 2018 // www.operadeparis.fr
Photo © Benoîte Fanton - Opéra national de Paris
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