L’opéra du Liceu de Barcelone accueillait cet automne la première européenne d'Antony and Cleopatra (2022), le onzième opéra de John Adams. Un événement puisque le compositeur dirigeait lui-même l’œuvre créée en 2022 à San Francisco, et que la dédicataire, Julia Bullock, en interprétait le rôle féminin. Tiré de la pièce-monde de Shakespeare, Antony and Cleopatra est à inscrire parmi les chefs-d’œuvre suscités par le célébrissime couple maudit chez Legrenzi, Berlioz, Graun, Sartorio, Matheson …

Orchestration opulente
 
Rien de baroque, cependant, dans la partition qui regarde vers Richard Strauss, Bernstein et le Sprechgesang. L’orchestration, opulente, fait la part belle aux percussions (cloches, gongs, psaltérion) et a visiblement ravi un orchestre du Liceu très efficace. Le livret, écrit par Adams lui-même, est aussi exigeant que la langue de Shakespeare. Il l’a librement revue pour en garder la trame et les moments de bravoure, telle la déploration de Cléopâtre dont les mots dressent un tombeau cosmique à Antoine, évoquant les paroles du Liebestod d’Isolde. John Adams, compositeur de références, multiplie les clins d’œil à Wagner, ainsi durant la bataille d’Actium où le prélude du Rheingold résonne en filigrane. Les fans du minimaliste américain se rappelleront qu’il en fait de même dans Nixon in China où le Crépuscule des dieux évoque la guerre du Vietnam.
 

© David Ruano
 
Kaléidoscope de répétition et grande sensualité
 
L’opéra se divise en deux actes. Le premier évoque les amours d’Antoine et Cléopâtre, la prise de pouvoir du jeune Auguste, le mariage forcé d’Antoine et d’Octavie, la jalousie que cela  suscite chez Cléopâtre, raison de sa forfaiture durant la bataille d’Actium. D’une durée d’une heure vingt, on y retrouve ce que l’on identifie à John Adams : tuilage harmonique et kaléidoscope de répétitions, rythmiques haletantes alternant avec des plages d’une grande sensualité. Le talent negro spiritual de l’épatante Julia Bullock y déploie toutes les facettes de la complexe reine d’Égypte, davantage politicienne que support à fantasmes. 
 

@ David Ruano

En résonance avec notre époque
 
Le second acte est celui de la défaite, des adieux et de la mort. Il appartient davantage au Adams de Harmonielehre ou de My Father Knew Charles Ives. Autant de moments de choix pour l’expressivité racée de Gerald Finley qui livre un suicide de Marc-Antoine poignant au possible, proche d’un Golaud ou d’un Rodrigo. À l’opposé, la prise de pouvoir totalitaire de César Auguste, utilise une violence en résonance avec notre époque de périls autoritaires. Dommage que le ténor Paul Appleby ne possède pas la projection nécessaire durant ces scènes glaçantes.
 
De superbes seconds rôles
 
John Adams, fin connaisseur du répertoire, n’a pas oublié les seconds rôles, chacun parfaitement incarné. Douceur du phrasé et couleurs apaisantes du baryton-basse Alfred Walker en Enobarbus. Brillance du ténor Brenton Ryan (Eros), autorité des barytons Äneas Humm (Agrippa), Milan Perišić (Scarus). Toni Marsol (Maecenas) et Guillem Batllori (Lepidus) sont également impeccables. Le mezzo onctueux d'Elisabeth DeShong émeut en Octavia. Les suivantes sacrificielles de Cléopâtre, Adriana Bignani Lesca (Charmian) et Marta Infante (Iras), sont de premier plan, tout comme le chœur du Liceu dirigé par Pablo Assante.
 

© David Ruano
 
Brillant concept scénique
 
La mise en scène d’Elkhanah Pulitzer emprunte aux années trente de l’Italie fasciste et au Hollywood époque Cecil B. DeMille. Le noir et blanc des images d’archives s’oppose au clinquant de l’Orient. Le décor amovible, en jouant le rôle d’un diaphragme photographique, devient à la fois une métaphore du cinéma et un parfait outil scénique qui enchaîne sans césures les plans serrés ou larges sur le flot continu de la partition. Ce concept brillant donne fière allure à une œuvre profonde qui saura séduire tous les publics.
 
Vincent Borel