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Au Monde à l’Opéra Comique - Un chef-d'œuvre, un vrai ! - Compte-rendu
Il est des œuvres qui vous poursuivent et vous hantent longtemps après les avoir découvertes. Au Monde, pièce de Joël Pommerat mise en musique par Philippe Boesmans, créée l'an dernier à Bruxelles(1), fait partie de celles-là. Une histoire de famille très sombre, des personnages aux parcours et aux ambitions complexes, des secrets, des non-dits, tout concourt à rendre ce huis clos aussi dense qu'oppressant. Après Shakespeare, Schnitzler et Gombrowicz, auteurs sublimes mais disparus, Boesmans semble avoir trouvé en Pommerat son égal, et une nouvelle source d’inspiration.
La partition où cohabite tonalité et atonalité, parsemée de références à Debussy, Strauss et Britten est d'une impressionnante virtuosité ; d'ensorcelantes sonorités mêlent l'accordéon, la harpe, le piano et les cordes pour constituer un tissu musical qui colle au propos et instaurer une atmosphère subtilement angoissante par sa calme intensité. Patrick Davin à la tête du Philharmonique de Radio France n'est bien sûr pas étranger à cette réussite, tant sa direction claire et sensible sait souligner chaque détail et faire scintiller les mille et une trouvailles orchestrales d’un ouvrage au rythme séquencé.
A l’exception d'Ori interprété à l'origine par Stéphane Degout, la distribution est identique à celle de la Monnaie : l'excellent baryton Philippe Sly, tout aussi opaque que son prédécesseur, compose un personnage ravagé par la guerre, pour qui le retour à la vie normale est synonyme de déchéance, puisqu'il perdra la vue après avoir accepté de succéder à son père. Sa sœur incestueuse, chantée avec élégance par Charlotte Hellekant, laisse le malaise s’insinuer dans cette étrange demeure, tandis que son ambitieux mari offre à Yann Beuron l'une de ses meilleures incarnations. Frode Olsen campe avec une grande habileté ce patriarche gâteux (Arkel n'est pas loin) qui ne reconnaît ni ses filles, ni cette petite dernière adoptée sur le tard, dont la jeune et prometteuse Fflur Wyn sertit chaque facette, sous les yeux protecteurs de son fils aîné, joué avec tact par Werner van Mechelen.
Dans un écrin tendu de noir et éclairé par des meurtrières, Pommerat, véritable magicien, règle une puissante mise en scène. La comédienne Ruth Olaizola fait grand effet dans son rôle d’étrangère – jusqu' à ce surprenant nu intégral sur My way chanté en play-back par Philippe Sly - imposée par le mari pour semer le trouble et faire tomber le masque de la seconde fille, présentatrice de télé dépressive, interprétée par Patricia Petibon. Vocalement triomphante, la soprano chante, parle, hurle ou vocalise avec un aplomb magistral, avant de s'adoucir et d'accepter son sort plus sereinement, venant ainsi une nouvelle fois au monde, après une série d'épreuves douloureuses mais porteuses d'espoir.
Un chef-d’œuvre à retrouver bientôt en CD (2), qui sera bientôt monté à Aix-la-Chapelle dans une traduction allemande et comme nous le subodorons, ailleurs en Europe ou dans le monde.
François Lesueur
(1) Lire le CR : www.concertclassic.com/article/au-monde-de-philippe-boesmans-en-creation-mondiale-la-monnaie-une-passionnante-rencontre
(2) Le live de la création bruxelloise en 2014 (à paraître chez Cyprès)
Boesmans/ Pommerat : Au Monde – Paris, Opéra Comique, 24 février 2015
Photo Bernd Uhlig / La Monnaie
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