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Barcelone (Espagne) - Compte-rendu : Otello au Liceu, soirée mémorable
Après les errements et les élucubrations scéniques d’Andrei Serban à Paris, il est bon de pouvoir savourer un spectacle visuellement réussi et à la dramaturgie cohérente. Fidèle au décor unique, Decker et son décorateur John Macfarlane enserrent l’action dans une boîte aux parois rouges et au sol fortement dénivelé, qui suffit à rendre l’atmosphère oppressante et le moindre déplacement inconfortable. Même les arbres dont les branches devraient rassurer ou proposer leurs ombres apaisantes, prennent des poses effrayantes qui ne présagent rien d’heureux sur cette île. De cette Venise artificiellement reconstituée à Chypre, le metteur en scène n’a conservé que des images stéréotypées, toutes droit sorties des toiles carnavalesques de Tiepolo et où l’humeur joyeuse est trompeuse, la réalité des sentiments étant masquée.
Dans ce contexte hostile, Otello n’est plus seulement un héros séduisant, respecté autant que craint. Atteint par un mal inconnu, qui le diminue, il souffre dans sa chair avant d’être éprouvé moralement, ce que ne tarde pas à percevoir Iago qui va profiter de cette vulnérabilité pour mieux causer sa perte. Ainsi rongé par la maladie, le Maure est une proie facile que le doute et la jalousie instillés par le fourbe Iago vont mener au désastre. La destruction mentale dont il devient victime, est donc irrémédiablement liée à celle de la déchéance physique. Pour incarner cet être complexe tiraillé de tous côtés, Willy Decker dispose d’un artiste de tout premier ordre en la personne de José Cura. Le ténor au sommet de sa voix et des ses possibilités expressives, habite le rôle et envahit l’espace de manière exceptionnelle. Son timbre cuivré aux reflets fauves, la projection et l’intensité de ses accents conviennent idéalement au personnage, auquel il semble s’être identifié depuis sa prise de rôle en 1997.
D’une séduction animale dans le duo d’amour, il laisse par la suite éclater ses incertitudes et sa douleur dans de terribles crises d’épilepsie, où l’acteur à terre, geint, râle et se tord avec un réalisme confondant. Priant, blasphémant, s’accrochant à une simple et omniprésente croix de bois, comme un christ déchu, Otello est revenu à Chypre pour souffrir, s’humilier et mourir sous le regard satisfait du sinistre Iago. Si l’on admire l’endurance vocale de Cura, sa beauté et son naturel, on ne résiste pas à son engagement et à l’émotion que suscite une prestation aussi profondément ressentie. Galvanisée par sa présence, la soprano bulgare Krassimira Stoyanova, qui débute au Liceu, est une remarquable Desdemona. Sa finesse et sa douceur naturelles épousent à merveille les linéaments de ce portrait de femme au destin cruel, conduite à la mort malgré la pureté de ses sentiments. Musicienne accomplie, la cantatrice dispose d’un timbre riche et subtilement coloré, qui domine les ensembles (magnifique concertato du 3ème acte) et triomphe dans un air du Saule aussi troublant que pathétique.
Lado Ataneli connaît manifestement son Iago sur le bout des doigts, ce qui nous vaut une interprétation solide et fouillée, qui finit de nous rassurer quant à la relève des barytons verdiens. Le Cassio juvénile et très physique de Vittorio Grigolo, l’honnête Roderigo de Vicenç Esteve Madrid, l’élégant Lodovico de Giorgio Giuseppini et la percutante Emilia de Ketevan Kemoklidze complètent ce plateau de choix. Enfin, la direction superlative d’Antoni Ros-Marbà à la tête de l’Orchestre symphonique du Grand Théâtre constitue un atout supplémentaire : équilibre des masses, tempi acérés, contrastes finement étudiés assurent la pertinence du propos et concourent à rendre plus irrévocable encore la précipitation du drame, emporté comme dans un souffle. Une soirée mémorable.
François Lesueur
Otello de Verdi au Liceu de Barcelone, le 18 février 2006
Photo : DR
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