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Cabaret au Lido2Paris – Berlin était une fête (pour certains) – Compte-rendu
Après avoir marqué de sa griffe le Châtelet et le Théâtre Marigny, Jean-Luc Choplin prend la tête du Lido, et il s’y installe en proposant pour sa réouverture ce qu’il a peut-être le mieux réussi ailleurs : la comédie musicale. Avec, en l’occurrence, une sorte de mise en abyme, puisque c’est Cabaret que l’on donne dans ce cabaret parisien. Mais avec une démarche quasi musicologique de retour aux sources : en effet, alors qu’on connaît désormais mieux la version hollywoodienne de Bob Fosse (1972), le Lido revient à l’original de Broadway, créé en 1966. Alors que dans le film, Sally Bowles est américaine et Clifford Bradshaw britannique, c’est bien l’inverse qu’avait prévu Joe Masteroff, l’auteur du livret, d’après l’adaptation théâtrale d’une nouvelle de Christopher Isherwood. Et l’on n’entend pas ici les chansons ajoutées pour Liza Minelli, comme le célèbre « Mein Herr » même si l’on a incorporé certaines modifications introduites dans la version de 1987, comme la fusion de « Sitting pretty » de 1966 avec « Money, Money » de 1972. Surtout, contrairement à la plupart des productions vues à Paris depuis la production de Jérôme Savary dans les années 1980, le texte n’est pas interprété en traduction française, mais en VO surtitrée.
© Julien Benhamou
Pour monter ce Cabaret au cabaret, Jean-Luc Choplin a fait appel à un spécialiste du théâtre dans le théâtre : Robert Carsen, qui n’en est pas à ses premiers pas dans le musical (on se rappelle My Fair Lady ou Chantons sous la pluie au Châtelet). On retrouve quelques idées bien carséniennes, comme la présence de travestis rappelant le dernier acte de son Rosenkavalier de Salzbourg, ou ces costumes en dollars déjà utilisés dans sa Traviata vénitienne. Exploitant toutes les ressources de la salle, le décor distingue clairement les différents lieux de l’action. Des projections, utilisées avec parcimonie, évoquent le contexte politique, avec une ouverture sur bien d’autres dictatures qui ont suivi, jusqu’à nos jours. S’il est permis de juger timide la façon dont certains sujets étaient abordés en 1966 – l’avortement de Sally, et même la montée de la peste brune –, voir des nazis danser le cancan reste perturbant, et le public est manifestement désemparé lorsqu’à la fin de « Tomorrow Belongs to Me », juste avant l’entracte, tous les chanteurs et danseurs font le salut hitlérien.
© Julien Benhamou
Aussi blonde et britannique que Liza Minelli était brune et américaine, Lizzy Connolly campe une Sally Bowles étonnante, insouciante et presque enfantine dans ses relations avec son amant, extrovertie et véhémente dans ses numéros de cabaret : même si le personnage est moins gâté que dans la version filmique, on reste subjugué par son interprétation de sa chanson du deuxième acte. Dans un rôle créé par Lotte Lenya, Sally Ann Triplett maîtrise tant cet inénarrable accent teuton imposé à tous les personnages allemands que l’émotion viscérale liée au personnage de Fräulein Schneider. Gary Milner, son époux à la ville, est un Herr Schultz tout aussi touchant. Bien sûr, l’artiste que l’on remarque le plus – et dont la physionomie si particulière orne les affiches du spectacle – c’est Sam Buttery qui propose un maître de cérémonies hors-normes, non binaire, dans le prolongement de son incarnation de Leigh Bowery. Clifford Bradshaw n’a pratiquement rien à chanter, mais Oliver Dench (petit-neveu de Judy Dench, première Sally Bowles à Londres en 1968) s’y invente un accent américain. Les chorégraphies de Fabian Aloise ont tout l’élan et toute l’audace que l’on attend, la troupe chante et danse avec entrain, et l’orchestre dirigé par Bob Broad joue la partition arrangée par Jason Carr, recréant l’ambiance des années 1930 où Berlin, comme Paris, fut peut-être une fête, mais aux lendemains terribles.
Laurent Bury
Cabaret, musique de John Kander, livret de Joe Masteroff, lyrics de Fred Ebb. Soixante représentations à partir du 1er décembre 2022. Lido2Paris // billetterie.lido2paris.com/fr
Photo © Julien Benhamou
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