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Coronis, zarzuela baroque de Sebastián Durón renaît à Caen sous la direction de Vincent Dumestre – « Un patchwork extraordinaire »
Le Théâtre de Caen affiche Coronis, recréation scénique mondiale d’une zarzuela qui n’avait plus été donnée depuis 1705. Le compositeur en est Sebastián Durón (1660-1716), que nous avions déjà présenté dans ces colonnes. Ce musicien charnière à cheval entre deux siècles et entre deux époques en Espagne, celle du règne des Habsbourg puis du règne des Bourbons, figure un compositeur essentiel que la musicologie s’est récemment attachée à remettre à sa juste place. C’est ainsi que depuis notre précédente présentation, en 2016, d’autres travaux sont venus s’ajouter pour affiner nos connaissances (1) alors que la zarzuela Coronis retrouve ses attributs à l’appui de nouvelles éditions de sa partition. De tout cela résulte la production caennaise, dirigée par Vincent Dumestre (photo) et mise en scène par Omar Porras, en prélude à une large tournée. Un événement sans nul doute appelé à faire date (2).
Ana Quintans, titulaire du rôle-titre de Coronis © DR
L’aventure de Coronis
Coronis est une étrange aventure. Voilà une zarzuela dont le manuscrit dormait à la Bibliothèque nationale d’Espagne, sans auteur ni du livret ni de la musique. Sur la foi d’une hypothèse formulée par un musicographe dans les années 1930, puis affirmée d’études en livres et indéfiniment répétée (comme souvent), la partition avait été longtemps attribuée à Antonio Literes (1673-1747, successeur de Durón dans les faveurs royales).
Jusqu’au travail de recherches de Raúl Angulo Díaz et Antoni Pons Seguí, concrétisé en 2009 par une première édition de la partition, puis en 2017 par une seconde édition critique. Ils ont ainsi mis un peu d’ordre dans les spéculations antérieures. Démontrant qu’il s’agissait d’une zarzuela entièrement chantée, et non pas une zarzuela dont on aurait perdu les parties parlées. Prouvant par différents recoupements tout à fait convaincants, que Sebastián Durón est bien le compositeur de la zarzuela. Avançant une date possible et crédible de création : 1705 (Durón devait partir en exil dans le Sud de la France à partir d’août 1706), le 19 décembre (anniversaire de Philippe V), vraisemblablement au Coliseo du Buen Retiro. Le palais du Buen Retiro, aujourd’hui disparu (à la suite de son incendie par les troupes napoléoniennes en déroute en 1808), était alors le siège habituel de la cour à Madrid. Il comportait un Coliseo, colisée ou théâtre couvert bâti vers 1638 selon la toute récente mode italienne avec une machinerie spectaculaire. Nous possédons un témoignage du faste de ce théâtre, grâce aux commentaires laissés par Farinelli (chanteur castrat italien illustre en son temps, appelé à la cour de Madrid à partir de 1737) : « Sans exagération aucune, on peut certifier qu’en Europe il n’est pas de théâtre qui égale celui de la cour d’Espagne pour sa richesse et l’abondance de décors et costumes. »
Et pourquoi toutes ces recherches et découvertes ?... Car il s’agit d’une œuvre d’un intérêt musical capital. Selon les mots de Raúl Angulo Díaz et Antoni Pons Seguí : « L’œuvre scénique la plus vaste et ambitieuse de Durón, génie musical du baroque espagnol et européen ». Ce qui importe finalement.
Une page du storyboard de la scénographe Amélie Kiritzé-Topor © Amélie Kiritzé-Topor / Scénographie Coronis.
Trame et musique
L’intrigue, quant à elle, reste dans les conventions mythologiques alors en vigueur pour le genre de la zarzuela. Elle reprend un épisode des Métamorphoses d’Ovide, et plus particulièrement le Livre II qui narre les amours du dieu Apollon pour la nymphe Coronis. L’ouvrage met en scène deux trames distinctes, qui se combinent à travers le personnage principal, Coronis. D’une part les prétentions du monstre marin Triton sur Coronis, qu’il tente une première fois de violer et revient ensuite à la charge après l’avoir sortie de l’incendie de son temple. Apollon intervient et tue le monstre de son harpon.
L’autre action représente l’affrontement des dieux Neptune et Apollon pour la suprématie du pays, le premier l’inondant, le second y mettant le feu. Jupiter ordonne alors à Coronis d’élire le souverain. Elle choisit Apollon, pour l’avoir sauvée du monstre Triton et en raison de son amour naissant pour lui. La guerre fait place à la paix et aux réjouissances.
De cette seconde action, il est fort possible de voir une métaphore du conflit alors en Espagne entre les deux prétendants au trône. Il y a donc un drame de passions et une allégorie politique, pour une fable dont l’esprit verse dans le spectaculaire théâtral avec des touches tragiques.
Soient neuf personnages chantés, tous dévolus à des voix féminines, hormis le barbon Protée échu à un ténor. Car l’art lyrique baroque espagnol se donnait en ces temps à un plateau de chanteuses presque exclusivement (sauf pour des rares rôles de gracioso, bouffon ou barbon, confiés à des chanteurs hommes), y compris pour incarner des personnages masculins. On est donc assez loin, en ce domaine, des préceptes de la morale italienne ou anglaise, qui à la même époque prohibaient les femmes sur la scène pour des raisons religieuses et papales que la très catholique Espagne ignorait. Caractéristique majeure de l’art lyrique baroque espagnol, au rebours de l’Italie, ses scènes réservées aux castrats et interdites aux femmes…
Le traitement vocal se distribue en : cuatros, ou chœurs à quatre voix (trois voix aiguës et une voix grave) ; coplas, ou couplets, qui peuvent prendre la forme de séguedilles ; tonadas, ou chant en deux sections ; récitatifs, en général accompagnés ; arias, ou airs plus développés. Quant à l’instrumentarium, bien que la partition ne le détaille que partiellement (accompagnement, avec parfois spécification de violon, hautbois et flûte), il devait se conformer à celui habituel dans la fosse du Coliseo. Nous devons aussi à Farinelli la nomenclature de cet orchestre : 16 violons, 4 altos, 4 violoncelles, 4 contrebasses, 5 hautbois, 2 trompettes, 2 clarines, 2 fagots, 2 timbales. Le tout dans un style musical ébouriffant.
Vincent Dumestre et le Poème Harmonique © Jean-Baptiste Millot
Coronis selon Vincent Dumestre
(entretien réalisé le 6 octobre 2019)
À l’heure où les répétitions commencent, quelle est l’opinion du chef sur la musique de Coronis ?
« Ce qui me semble propre à Sebastián Durón, et à Coronis en particulier, c’est ce patchwork extraordinaire composé des influences italiennes (airs, da capo, récitatif à l’italienne) et de la couleur typiquement espagnole de l’écriture de la zarzuela, que l’on entend notamment dans le chevauchement récurrent des rythmes binaires et ternaires de l’écriture. Ce détail technique est capital car il génère l’énergie de la musique espagnole en général, visible dans les cantates ou villancicos, les chansons ou tonadas, que l’on ne retrouve nulle par ailleurs. L’autre spécificité, c’est le traitement chromatique, qui pourrait rappeler le style napolitain de la même époque. Durón charge émotionnellement sa musique de chromatismes, ce qui paraît logique quand on sait que Naples était espagnol au XVIIe siècle. On trouve également dans Coronis des précisions d’indications de sourdine ou de pizzicati pour les violons, éléments assez nouveau et très modernes en cette fin de XVIIe siècle. Il y a par ailleurs chez Durón un art de la mélodie, et un sens très précis de la déclamation, visible dans les récitatifs, qui rappelle la déclamation du théâtre espagnol de l’époque. »
Comment se passe l’entente avec la mise en scène, avec Omar Porras ?
« Omar Porras voit extrêmement juste. Son efficacité théâtrale est fascinante, à la fois dans la façon de créer les personnages et la façon de trouver le sens de la scène. C’est quelqu’un de très concret et de très efficace dans le travail, qui maîtrise son art du théâtre de tréteaux. Il travaille ainsi sur un acte, dénommé journée ou jornada, l’appréhende dans sa globalité, pour ensuite faire une sorte de focus sur des passages, rentrer avec énormément de précision dans le détail d’une scène ou du caractère d’un personnage, en se servant de l’énergie des chanteurs qu’il a sous la main. Et ici des chanteurs au grand potentiel théâtral, comme Caroline Meng en Neptune, Marielou Jacquard en Apollon, Ana Quintans pour Coronis, Isabelle Druet en Triton, et bien sûr Emiliano Gonzalez-Toro. Je suis absolument ravi de cette collaboration, nouvelle pour moi. La fantaisie et la fable de Coronis sont magnifiées par Omar, autant dans ses aspects comiques que dans ses passages tragiques. Et tout cela dans des airs absolument magnifiques et une écriture musicale très forte. »
On s’impatiente de découvrir Coronis à Caen les 6, 7 et 9 novembre, avant que la production n’entame une tournée qui prendra fin au printemps 2021 à la l’Opéra-Comique.
Pierre-René Serna
(1) Dont témoignent les deux ouvrages de Raúl Angulo Díaz : La música escénica de Sebastián Durón, éditions Codalario, Oviedo (Espagne), 2016, réédition 2018 ; et Coronis, una zarzuela en tiempos de guerra, éditions ArsHispana, Madrid, 2018.
Mais pour les lecteurs francophones, ne manquons pas de mentionner notre ouvrage tout récemment paru : La Zarzuela baroque (Bleu Nuit éditeur, octobre 2019) ; le seul livre sur le sujet, avec de nombreuses pages sur Durón et Coronis.
(3) Notons, ironie du sort ou intention délibérée, que Coronis sera donné à Madrid peu de jours avant Caen. Mais en version de concert pour une unique soirée, par l’ensemble Los Músicos de su Alteza le 27 octobre ; ce qui retire à la production française le critère de « recréation mondiale », bien qu’il s’agisse de la première recréation scénique moderne.
Pour un avant-goût, quelques extraits de Coronis dans des CD récents : « Delirio ardiente », avec Carmen Botella et Verónica Plata, ensemble El Parnaso Español dir. Fernando Aguilá, 1 CD HispaCodex, 2016 ; « Lágrimas, amor », arias chantés par Eva Juárez, ensemble A Corte Musical dir. Rogério Gonçalves, 1 CD Pan Classics, 2016.
Coronis de Sebastián Durón (Le Poème harmonique, direction Vincent Dumestre, mise en scène Omar Porras) ; Théâtre de Caen : 6, 7 et 9 novembre 2019 // theatre.caen.fr/spectacle/coronis
Opéra de Rouen : 31 janvier et 1er février 2020 ; Opéra de Limoges : 11 et 12 février 2020 ; Maison de la culture d’Amiens : 13 mars 2020 ; Opéra de Lille : 22, 24 et 25 mars 2020 ; Opéra-Comique, Paris : 2, 3 et 4 mai 2021
Photo © Per Buhre
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