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Dossier Mahler / I - Mahler à l’Opéra - De Kassel à Budapest
Même si, contraint par sa vie de chef d’orchestre, Mahler ne trouva jamais le temps nécessaire à la composition d’un opéra – de fait il ne pouvait se consacrer pleinement à ses œuvres que durant les vacances d’été alors qu’il était libéré des saisons symphoniques où lyriques – le rêve d’un ouvrage scénique le poursuivit longtemps. Nombre de projets avortés hantèrent sa jeunesse, et ce fut finalement le petit fils de l’auteur du Freischütz, Carl von Weber, qui lui fournit, en lui demandant de compléter un ouvrage laissa inachevé par son grand-père, la matière à ce qui restera son unique incursion dans le domaine lyrique.
Carl Maria von Weber, en bisbille avec l’Opéra de Dresde avait, en 1821, laissé en grande part à l’état d’ébauches un ouvrage pourtant prometteur Die drei Pintos, dont le livret empruntait son argument au même sujet qui inspirera un siècle plus tard Manuel de Falla pour son Tricorne. Travail considérable. Non seulement il lui fallut orchestrer tout l’opéra, mais en plus composer entièrement sept des dix sept numéros de la partition, ce que Mahler fit en reprenant le matériau thématique dans d’autres ouvrages de Weber. Le résultat est demeuré jusqu’à aujourd’hui une curiosité, comparable aux « réaménagements » que Mahler réalisa des symphonies de Schumann ou de Beethoven : un pseudo-langage moderne sur de l’ancien. Aussi passionnante et frustrante qu’eût été cette expérience, elle consolida chez le jeune homme de vingt-huit ans la volonté de poursuivre sa carrière au théâtre lyrique, mais en tant que chef d’orchestre. Cela tombait bien, la culture lyrique dans la sphère germanique était à son acmé dans la seconde moitié du XIXe siècle, et chaque ville de quelque importance avait son opéra et entretenait son orchestre, ses chœurs et sa troupe de chant, les acteurs de ses institutions mêlant avec art professionnels et amateurs.
Pour tout jeune chef d’orchestre, l’opéra était plus qu’un passage obligé, simplement un gagne pain. Du reste Mahler avait largement assis sa jeune réputation sur ses qualités de chef lyrique, acceptant successivement des postes de second directeur musical auprès des théâtres de Kassel (Hofoper, 1883-1885), de Prague (Deutsches Landstheater, 1885-1886), puis de Leipzig (Neues Stadttheater, 1886-1888). En 1888, l’achèvement de Die drei Pintos correspondit avec sa première nomination en tant que Directeur d’une maison d’opéra de statut national, rien moins que l’Opéra Royal de Hongrie, à Budapest, un poste clef qu’il occupera durant trois saisons et qui aurait du le conduire directement à prendre ensuite les rênes de l’Opéra de Vienne.
Mais le conformisme de la société viennoise, la réputation sulfureuse dont Mahler souffrait – à tort ou à raison - sa stature contestée, presque scandaleuse, de compositeur de symphonies résolument modernistes, et peut-être plus que tout son engagement sans frein, quasi apostolique, en faveur des opéras de Richard Wagner, sans compter les intrigues de critiques omnipotents dans les cercles impériaux et les jalousies carnassières de collègues plus en cours allaient l’éloigner de son but durant sept années.
En 1891 il juge plus prudent politiquement de quitter la sphère austro-hongroise et accepte le poste de premier directeur musical de l’Opéra de Hambourg, ce qui constitue un déclassement lorsque l’on songe à l’aura et au pouvoir que la direction de l’Opéra Royal de Hongrie lui conférait. Poste certes prestigieux, mais qui ne lui offrit que partiellement l’opportunité de réaliser ses ambitions artistiques – ses productions des trois premiers drames du Ring et du Don Giovanni de Mozart firent pourtant grand bruit - et auquel il renonça afin d’échapper au dictat nationaliste du Comte Geza Zichy. C’est pourtant à Budapest qu’il composa les Lieder eines fahrenden Gesellen et mit au net sa Première Symphonie.
Mais à Hambourg, Mahler savait pouvoir compter sur la collaboration active du Directeur, Bernhard Pollini, impresario de première force et amis des compositeurs contemporains. Hans von Bülow, le chef principal, dont la santé déclinante, puis le décès, devait d’ailleurs laisser rapidement le champ libre à Mahler, avait parfait le niveau déjà élevé de l’orchestre. Mahler disposait donc d’un outil remarquable. Il établit à Hambourg, et dans une tranquillité qu’il n’obtiendra jamais à Vienne, la politique artistique qu’il y poursuivra, Pollini lui donnant toute latitude dans la programmation des ouvrages comme dans le recrutement de ses collaborateurs. Tchaïkovski s’enthousiasma pour la production d’Eugène Onéguine que Mahler réalisa autant par sa relecture drastique de l’ouvrage dans la fosse que sur la scène, Alfred Bruneau connut les mêmes honneurs pour Le Rêve et fut lui aussi transporté par la qualité des représentations. Le répertoire s’étendit considérablement, Mahler imposant pas moins de quatre opéras de Smetana, un compositeur qu’il défendait depuis sont temps de Prague, mais aussi le Falstaff de Verdi ou L’Amico Fritz de Mascagni. Mais ce furent les productions wagnériennes qui imposèrent son style et finirent d’asseoir sa célébrité, outre qu’elles révélèrent celle qui allait devenir la grande chanteuse wagnérienne des prochaines décennies, Anna von Mildenburg(1872-1947).
L’intense activité déployée si longuement à Hambourg, une époque qui vit la composition des 2e et 3e Symphonies (et le premier succès public de Mahler compositeur avec la création à Berlin de la Résurrection) et le rapprochement très amical avec Richard Strauss, laissa Mahler au bord de l’épuisement, d’autant que sa renommée de chef d’orchestre le contraignait à d’harassantes tournées internationales qui le conduisaient régulièrement jusqu’à Moscou. Mahler rassembla pourtant ses forces pour partir à la conquête de l’Opéra de Vienne. Le temps était venu, stratégiquement le niveau du théâtre lyrique impérial s’était érodé. Des trois chefs d’orchestre maison, seul Hans Richter possédait une stature internationale. Brahms travaillait à la cause Mahler depuis qu’il avait assisté, enthousiaste, au Don Giovanni de l’Opéra Royal de Hongrie : son temps viennois était venu mais il lui restait une formalité à accomplir, qui apparemment ne lui coûtât guère : son renoncement à la religion juive. Le 23 février 1897, il embrassait le catholicisme. Le dernier obstacle était tombé.
Jean-Charles Hoffelé
A suivre : Mahler à l’Opéra/II - Vienne
Photo : DR
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