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Festival Bach de Toul – Mythique Offrande musicale selon Jean Guillou - Compte-rendu

À peine la 40ème édition du Livre sur la Place de Nancy refermée, temps fort de la rentrée littéraire en lien étroit avec l'Académie Goncourt, qui parraine l'évènement depuis l'origine et a confié ses archives à la Ville de Nancy en 1988, Suzanne Varga-Guillou donnait le 14 septembre, dans le Salon Albert Lebrun (1) de la Préfecture, une vivifiante conférence sur un personnage dont elle a voulu, dans une passionnante biographie parue chez Pygmalion, gommer l'injuste absence dans la mémoire historique collective : le roi d'Espagne Philippe V, petit-fils de Louis XIV, grand réformateur et monarque mélomane – il fit venir Farinelli à Madrid pour un été, il y resta près de vingt ans. Après quoi Jean Guillou, avec le charme, la douceur et l'infinie simplicité qu'on lui connaît, parla de l'instrument orgue et de ses mystères, prélude au concert du surlendemain à Toul, avant de dédicacer deux de ses ouvrages : son recueil de poèmes Le Visiteur, paru chez Christophe Chomant Éditeur, et La Musique et le Geste, aux Éditions Beauchesne (2).
 
Bénéficiant du soutien de la Neue Bachgesellschaft de Leipzig – son représentant en France, Rudolf Klemm, étant présent – et précédée d'un Concert autour de Pâques (25 mars) et de la Nuit des cathédrales (12 mai), la IXème édition du Festival Bach de Toul : onze concerts (15 juin-23 septembre) à entrée libre grâce à l'indéfectible soutien de la Ville de Toul et de son maire Alde Armand, affichait notamment deux récitals des plus prestigieux. Swing in Bach par Rhoda Scott, The Barefoot Lady, le 8 juillet (soit cinq jours après avoir fêté ses 80 printemps) en duo avec Pascal Vigneron, directeur artistique du Festival et technicien conseil de la ville de Toul pour la restauration de l'instrument (auquel il a consacré une monographie, AEMC2), puis, le 16 septembre, « la légende vivante de l'orgue français au XXe siècle » : Jean Guillou.

Jean Guillou à Toul le 16/09/2018 © Mirou

 
En 1967, à l'orgue Kleuker de la Lutherkirche de Berlin, Jean Guillou enregistrait sa transcription de L'Offrande musicale, réalisée dès 1947 ! Invité à en retarder la publication du fait que Rolande Falcinelli préparait la sienne (1956, publiée chez Leduc en 1963), Jean Guillou la confia finalement en 1974 aux Éditions Schott de Mayence, éditeur de l'ensemble de son œuvre – cette Offrande musicale a été rééditée en 2005. Jean Guillou fait d'ailleurs remarquer que le texte musical dicte presque par lui-même sa possible répartition entre mains et pieds de l'organiste. C'est bien davantage au niveau de la conception de l'œuvre, puissamment spéculative, et de son interprétation que s'imposent les différences d'approche, ainsi dans ces « rébus musicaux » que constituent les neuf canons de l'œuvre, aussi profondément magistrale que d'une inaltérable beauté, appréciable indépendamment de la recherche à laquelle Bach s'est livré.
 
Véritable disque culte, l'enregistrement de 1967 (repris en CD par Philips, 1996, puis par Decca, 2009) a marqué et fait vibrer des générations de mélomanes médusés. On concevra aisément que l'occasion d'entendre l'œuvre par Jean Guillou, à cinquante ans de distance, ait fait figure d'événement. Car si L'Offrande musicale n'a cessé d'accompagner Jean Guillou le musicien, elle semble n'être réapparue que ponctuellement au programme de ses concerts. En écho à celui du 16 septembre à Toul, signalons que Festivo (FECD 6961512) vient d'en publier un enregistrement intégral de 1980 à l'orgue historique de Saint-Bavon de Haarlem (Hollande) : une splendeur !, à laquelle la palette du grand Müller confère une exceptionnelle aura poétique. Répondant merveilleusement et d'une manière sensiblement différente à la gravure berlinoise, ce CD est complété d'enregistrements sur le vif de 1978-1979 sur le même instrument : cinq grands Chorals, Passacaille et Fugue BWV 582. On trouvera cet enrichissement de la discographie de Jean Guillou sur le site d'Augure (3).

L'orgue de la cathédrale Saint-Etienne de Toul © Mirou

Il va de soi qu'une prise de son optimalement analytique ne peut se comparer à l'audition proprement dite en concert, l'excellente acoustique du vaste vaisseau de la cathédrale de Toul, ou de n'importe quel autre lieu, ne permettant pas une perception ciselée comme au disque (ne pas se tromper d'écoute !) – par exemple dans la diabolique Sonate en trio, que Jean Guillou continue de jouer avec une confondante aisance. À maints égards, l'instrument de Toul rejoint le Kleuker (1964) de Berlin, sur le plan esthétique et historique. En remplacement de l'orgue Dupont (1755) – le buffet de celui de la cathédrale de Nancy (partie instrumentale reconstruite par Cavaillé-Coll) en prolonge visuellement l'air de famille –, déjà grandement relevé après la guerre de 1870 et en 1935, finalement détruit par un bombardement en 1940, Curt Schwenkedel livra en 1963 le premier orgue néobaroque à quatre claviers de l'après-guerre construit en France dans une cathédrale. Lequel, après cinquante années d'existence et ayant à son tour subi les longs travaux de rénovation de l'édifice, a été restauré (avec réharmonisation des anches) et augmenté (chamades) par Yves Koenig en 2016.
 
Pari fou que de programmer une œuvre aussi « abstraite » que L'Offrande musicale ? Les quelque six cents auditeurs apportèrent une réponse éloquente, à l'écoute d'une attention extrême ayant fait suite un authentique et chaleureux triomphe à Jean Guillou. Son art de la registration, que l'on sait hautement singulier, mit en exergue non seulement le caractère presque angoissant du « thème royal », chromatique et torturé, mais aussi ce nimbe altier fait de mystère au sens le plus élevé, et par moments de pure étrangeté – du Ricercare initial, à trois voix seulement mais si fantastiquement « instrumenté » que les entrées donnèrent la sensation d'un inépuisable élargissement, fusant et s'imbriquant en un crescendo-decrescendo en constant devenir, jusqu'à la péroraison hiératique du Ricercare à 6 voix, d'une majesté et d'une progressivité dans l'intensité sonore intimidantes. Après quoi rien ne saurait être ajouté ? Mais si ! La Badinerie de la Suite n°2 de Bach, bis de prédilection facilitant en beauté la retombée sur terre, aussitôt suivie d'une irruption calibrée de Jean Guillou compositeur-improvisateur : le grand orgue de Toul soudainement autre. Nul doute que les festivaliers auront réalisé la chance et le bonheur qui venaient de leur être octroyés.
 
Michel Roubinet

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Festival Bach de Toul, cathédrale Saint-Étienne, concert du 16 septembre 2018 / www.bachtoulfestival.com/index.html
 
 
(1) Il se trouve que l'actuel préfet de Meurthe-et-Moselle, Éric Freysselinard, est l'arrière-petit-fils du président Lebrun, et son biographe : Albert Lebrun, le dernier président de la IIIe République, Belin, 2013. Il est également l'éditeur d'un témoignage hors du commun, celui de l'épouse du président : Comment la IIIe République a sombré (journal de Marguerite Lebrun – août 1939-juillet 1940), Presses universitaires de Nancy, 2018.
 
(2) chr-chomant-editeur.42stores.com/product/Jean-Guillou-Le-Visiteur-Poemes
     www.editions-beauchesne.com/product_info.php?products_id=987
 
(3) www.jean-guillou.org/festivo.html
 
 
Sites Internet
 
Jean Guillou
www.jean-guillou.org/actualites.html
 

Photo © Mirou

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