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Festival de Saint-Michel en Thiérache 2024 – L’invitation au voyage

 
 
Les cinq dimanches rituels du Festival de Saint-Michel-en-Thiérache rivalisent chaque année d’inventivité pour explorer des thématiques singulières que se partagent les deux ou trois concerts de la journée : Voix de la nature, Scènes de la Passion – dont l’oratorio de Haendel La Resurrezione, que Julien Chauvin et son Concert de la Loge, en résidence artistique à Saint-Michel, redonnaient quelques jours plus tard au Festival de Saint-Denis –, mais aussi Fantasmagories et Royaumes lyriques pour les deux premiers et les deux derniers de cette 38édition. À mi-parcours, la thématique du 16 juin, Horizons ibériques, conviait tout particulièrement au voyage, de l’Europe au Nouveau Monde, l’Afrique, l’Inde, la Chine : Aux rives du Siècle d’or – « entre diaspora portugaise et missions espagnoles ».
 

Luanda Siqueira & L'Achéron © Robert Lefèvre

Riante séduction
 
Faisant écho aux périples rêvés par L’Arpeggiata de Christina Pluhar (Los Pajaros Perdidos, Mediterraneo), entendues à Saint-Michel en ouverture de l’édition 2024 avec Terra mater, l’exploration dépaysante et d’une riante séduction du rendez-vous initial offrait des allers-retours contrastés, rythmant à merveille le programme Senhora del mundo, entre musiques savante et populaire, du XVIe siècle (villancicos) aux temps modernes (telles, du XIXe, la modinha brésilienne anonyme Cruel saudade ou celle, portugaise, de Rafael Coelho Machado Fenece doçe esperança) : l’ensemble L’Achéron de François Joubert-Caillet, guitare baroque et dessus de viole d’une présence incisive et idéalement chantant, entourait avec ferveur et subtilité – harpe, archiluth, guitares, violone, percussions – la soprano brésilienne Luanda Siqueira.
 

Luanda Siqueira © Robert Lefèvre
 
Acuité du timbre et tenue de la phrase, autant d’aisance dans la rigueur d’un motet portugais Renaissance que dans un chant populaire chaleureusement incarné, avec esprit et vivacité – Portugal, Brésil, Congo, Angola, Macao, Goa, Timor ou Cap vert (Sodade, immortalisé par Cesária Évora, étonnamment autre sous sa vêture « baroque »), sans oublier le fado des XIXet XXe siècles. L’omniprésente porosité entre sacré et humain, savant et populaire – une évidence à l’ère baroque – allait accompagner l’auditeur tout au long de la journée. Nostalgie, tristesse, amour, tels que chantés dans un émouvant Fado menor du siècle dernier, suscitèrent en cette fin de matinée des vibrations venues d’ailleurs multiples comme l’abbatiale n’en avait sans doute guère ressenties. Ce programme sera redonné par L’Achéron et Luanda Siqueira le 20 juillet au Festival de l'Été Mosan (Dinant, Belgique).

 De Scarlatti à une galanterie fin de siècle

Si les récitals de clavecin ne sont pas une spécialité du Festival, son directeur Jean-Michel Verneiges en propose néanmoins en de grandes occasions – Variations Goldberg par Jean Rondeau en 2023, ou ici même Sonates et Fandango par Paolo Zanzu, qu’il redonnera à Paray-le-Monial le 23 août. Claveciniste et pianofortiste, le musicien sarde, qui en 2017 a fondé son ensemble Le Stagioni, s’est formé en tant que chef auprès de maîtres comme William Christie ou John Eliot Gardiner, cependant que le soliste a été, entre autres, l’un des piliers du projet Domenico Scarlatti – l’intégrale des 555 Sonates en 35 concerts par 30 clavecinistes – dans le cadre du Festival Radio France Occitanie Montpellier 2018 (1).

Admirablement francophone, Paolo Zanzu (photo) présentait son concert, mettant l’accent sur telle composante des œuvres choisies pour ce récital, empruntées principalement à Scarlatti, tissant des liens avec les autres concerts du jour. Ainsi pour la Sonate K 132, dans laquelle il perçoit l’esprit du fado historique, toujours aussi prégnant dans le Portugal d’aujourd’hui, le compositeur italien ayant vécu à la cour de Lisbonne avant de gagner celle de Madrid. Furent également évoqués le Napolitain David Perez (1711-1778), lui aussi appelé à la cour du Portugal : Sonate inédite, récemment retrouvée, ainsi que Manuel Blasco de Nebra (1750-1784, fils de l’organiste de la cathédrale de Séville et neveu de José de Nebra, grand compositeur d’opéra) : Sonate bipartite déjà en rupture avec le baroque, tournée vers le clavier galant et la fin du siècle.
 
 Le Padre Antonio Soler complétait ce portrait ibérique avec une grande sonate intimiste et l’irrésistible Fandango, d’une flamme mordante, lyrique et conquérante sous les doigts de Paolo Zanzu. Lequel proposa en bis, revenant ensuite à Scarlatti, une étonnante et convaincante adaptation : Sevilla de la Suite espagnole op. 47 d’Albéniz, presque mieux en situation au clavecin qu’au piano, avec cette faculté plus vraie que nature du premier à suggérer la corde pincée de la guitare espagnole. On retrouvera Paolo Zanzu dans « Une saison autour du clavecin dans l’Aisne », avec d’autres artistes du Festival : Laurent Stewart le 8 septembre à Laon, Paolo Zanzu le 14 mars 2025 à Saint-Quentin, Bertrand Cuiller le 13 juin à Soissons.
 

Le Poème Harmonique © Robert Lefèvre
 
Quand le savant et le populaire se mêlent
 
L’ultime concert offrait un généreux pendant espagnol au concert de la diaspora portugaise : Mi Libertad !, par Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre, à la guitare baroque, programme tout aussi riche et contrasté, tour à tour émouvant et facétieux, avec une mise en espace jubilatoire. Quatre voix d’hommes accompagnées de cordes – violon, viole de gambe, harpe, contrebasse – et percussions, et de nouveau cette absence de frontière sensible entre musique sacrée savante et répertoire populaire.
Si la saudade demeure typiquement portugaise, amour, tristesse, douleur (Un dolor tengo en el alma, anonyme) sont omniprésents, si ce n’est même l’anticipation du déclassement d’un pays dont le véritable Siècle d’or commence à s’estomper dès le premier quart du XVIIIe siècle, limite temporelle de ce programme – mais aussi les plaisirs vivifiants de la fête et de la danse.
 
Introduites par un « air espagnol » d’un maître plus que français, Antoine de Boësset : Una Musiqua le den a una dama en este ton, des Airs de cour de 1617, nombre de pages anonymes entouraient les noms de Juan del Encina (1468-1529), Juan Arañes (1580-1649) ou Santiago de Murcia (1673-1739), œuvres vocales et instrumentales mêlées. Où l’on passe sans coup férir, ainsi chez del Encina, de l’affliction la plus prenante (Triste España sin ventura – « Triste Espagne infortunée ») à l’humour le plus enjoué, sinon osé (Fata la parte). Le titre du programme est celui d’un villancico, œuvre poétique et musicale dont les auteurs souvent se confondent, ici anonyme mais aussi attribuée à del Encina : Mi libertad ! (« Ma liberté sereine, mon cœur insouciant, ses murs et forteresse ont été encerclés par l’amour »). Tout d’abord le poème seul, déclamé par le contre-ténor Fernando Escalona Melendez, puis sublimement chanté a cappella par le ténor Paco Garcia et les barytons Imanol Iraola et Roman Bockler, bientôt rejoints par le contre-ténor. Pur et bouleversant moment de grâce.
 
Avant de redonner, sur son rythme unique innervant tout le Siècle d’or, la Chacona d’Arañes : Un sarao de la chacona (Chacona A la vida bona, Libro segundo de tonos y villancicos, Rome, 1624), Vincent Dumestre présenta une œuvre étourdissante, concoctée par le violiste de l’ensemble, Lucas Peres, élaboration fort savante sur un thème de chanson populaire, comme par exemple la Missa sopra la Monica de Frescobaldi : …Piensa en mí (1935) d’Agustín et Maria Teresa Lara, popularisé par le film mexicain Revancha d’Alberto Gout (1948) et Talons aiguilles de Pedro Almodovar (1991), où le titre est chanté par Luz Casal. Une authentique et magistrale saveur post-Renaissance basculant avec maestria, pour le virevoltant quatuor de chanteurs-acteurs, vers un formidable numéro façon… Comedian Harmonists ibérico-baroques.
 
Le Festival se poursuit le 23 juin (De l’Olympe aux enfers) avec La Risonanza de Fabio Bonizzoni, l’Ensemble Amirillis d’Héloïse Gaillard et la soprano Patricia Petibon ; puis le 30 (De Vivaldi à Haendel) avec l’Ensemble Il Caravaggio de Camille Delaforge et la mezzo-soprano Catherine Trottmann, Les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski et la mezzo-soprano Marina Viotti.
 

Michel Roubinet

(1) www.radiofrance.fr/sujets/integrale-des-555-sonates-de-scarlatti
 
Festival de Saint-Michel-en-Thiérache (Aisne), 16 juin 2024
festival-saint-michel.fr
festival-saint-michel.fr/programme/
 
 
Photo © Robert Lefèvre

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