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Inauguration officielle de l'orgue Grenzing de Radio France – Un succès public plus que prometteur – Compte-rendu
Une programmation riche et variée sur laquelle on pourrait sans fin discuter, inévitablement partielle – la « faute » à l'orgue et à ses multiples visages – mais dont le public enthousiaste et d'une écoute d'une exceptionnelle qualité, tous âges confondus, a su faire ses délices durant ces trois jours de réjouissances. Car la finalité était bel et bien de se réjouir de voir un tel instrument enfin exister, avec ce qu'il promet et a déjà commencé de nous donner.
Thomas Ospital, premier organiste en résidence © DR
Le samedi 7 mai à onze heures du matin, le concert inaugural de ce week-end largement retransmis en direct par France Musique et coïncidant avec le Jour de l'Orgue 2016 (3) s'inscrivait dans la série des concerts « famille ». Étranges murmures à l'Hôtel Larigov, conte pour récitant : Michel Vuillermoz, et orgue : Thomas Ospital, sur un texte original de Pierre Senges, commande de Radio France. Conte à la fois onirique et fantastique doublé d'une intrigue à suspens, ce récit poétique aux multiples allusions musicales, restitué avec élégance et une intime vivacité par Michel Vuillermoz, était d'une richesse telle que les adultes pouvaient se demander dans quelle mesure le jeune public destinataire, très nombreux dans l'Auditorium (on aurait entendu une mouche voler), serait à même de s'immerger dans un texte sous-tendu d'un vocabulaire si choisi et exigeant. Pour Françoise Dornier, professeur d'orgue des Conservatoires Gabriel Fauré et Francis Poulenc des 5ème et 16ème arrondissements de Paris, présente au concert avec nombre de ses élèves, aucun doute : les enfants à partir de huit ans ont non seulement infiniment apprécié le conte mais ne se sont nullement sentis dépassés par son foisonnement d'images et de subtilités linguistiques.
Pour le commentaire musical improvisé, ciselé et répondant avec sensibilité et esprit au texte suggestif de Pierre Senges, Thomas Ospital se glissa avec maîtrise et simplicité dans une lignée très Pierre et le loup de Prokofiev, pour une participation sobrement structurée, souple, jamais redondante ni étouffante en regard du texte poétique. « La musique doit aussi s'imprégner d'une couleur presque féerique présente dans le texte. Une fois que nous nous sommes mis d'accord sur les différentes interventions de l'instrument, j'écris quelques leitmotive qui reviendront tout au long du conte… ». Et de saisir l'occasion, naturellement, d'utiliser tous les raffinements de la palette du Grenzing, également certains aspects techniques de cet instrument ultracontemporain et sophistiqué, telle la fonction de sostenuto pour de délicats tuilages de timbres.
Deux autres concerts suivirent en fin d'après-midi : avec Pascale Rouet (4) à l'orgue, Iris Torossian à la harpe, les Voix de Femmes du Chœur de Radio France dirigées par Aurore Tillac : Gustav Holst, Petr Eben, Zoltán Kodály, Thierry Machurel, Philippe Hersant, Roland-Manuel, Livre vermeil de Montserrat ; puis un programme Nouvelle génération d'organistes, avec Coralie Amedjkane, David Cassan et Guillaume Nussbaum (ces deux derniers ayant également improvisé aux deux consoles de l'instrument) : Maurice Duruflé, Charles-Marie Widor, Louis Vierne, Jean-Charles Gandrille (Reflets, 5), Jehan Alain.
Deux rendez-vous contrastés ponctuaient la journée du dimanche 8 mai. Tout d'abord un concert en deux parties, la première, sous-titrée L'orgue-orchestre, étant introduite par l'exténuante (pour l'interprète !) et illustre transcription par Edwin Lemare de La chevauchée des Walkyries de Wagner, reflet d'une époque bénie pour l'orgue orchestral du Nouveau Monde, notamment, où encore privées d'orchestres symphoniques les grandes villes américaines recouraient à l'orgue pour explorer le grand répertoire (on songe au grandiose Walcker construit en 1863 pour le Boston Music Hall, aujourd'hui au Memorial Music Hall de Methuen, Massachusetts) : aux claviers de la console mobile Els Biesemans, native d'Anvers, d'une endurante et musicale virtuosité.
L'œuvre suivante fut plus singulière : Concerto pour piano n°2 de Beethoven, avec en soliste le pianiste néerlandais Pieter-Jelle de Boer, l'orgue se substituant à l'orchestre dans cette adaptation signée Els Biesemans. Les esprits chagrins diront : certes, mais ce n'est pas l'orchestre. C'est précisément l'intérêt de la démarche (les deux musiciens ont déjà donné l'intégrale des Concertos de Beethoven dans cette configuration), source évidente d'éclairages insolites au sein d'un équilibre repensé, fonctionnel et parfaitement viable. Superbe moment de vie intense pour un authentique dialogue « concertant » entre les deux musiciens. Lesquels se retrouvèrent l'un et l'autre à la console mécanique du Grenzing pour une Danse macabre de Saint-Saëns transcrite par Anne-Gaëlle Chanon pour orgue à quatre mains. L'irremplaçable Lemare avait lui aussi transcrit l'œuvre, mais pour deux mains et deux pieds, version fréquemment entendue et formidablement exigeante – et réussie. La répartition de la matière sonore entre deux musiciens, en dépit des difficultés évidentes de synchronisation qu'elle introduit, offre l'avantage de détendre la mise en œuvre du texte, quand de l'interprète unique découle une tension extrême (un défi à part entière). La Danse y retrouve toute la souplesse, la caustique légèreté et l'esprit pince-sans-rire de Saint-Saëns, pour un panache non moins conquérant. Quant au Grenzing, sur l'ensemble du programme, il fut rayonnant, parfait caméléon se pliant avec bonheur à toutes les situations.
Changement radical d'utilisation de l'instrument lors de la seconde partie du concert, Mélodies andalouses du Moyen-Orient, par l'Ensemble Aromates : Isabelle Duval (flûtes traversières), Jean-Baptiste Frugier (violon), Étienne Roumanet (contrebasse), Michèle Claude (percussions diverses et direction) et Freddy Eichelberger (orgue). Entre musique ancienne et dialogue puisant dans la liberté du jazz et l'écoute réciproque, le programme offrait un périple aux couleurs d'un univers arabo-andalou revisité, entre mélismes traditionnels et esprit contemporain. Sous les doigts experts et coutumiers des claviers anciens de Freddy Eichelberger (à la console mobile), le Grenzing se montra d'une fascinante malléabilité et les mélismes évoqués d'une spontanéité déconcertante, aussi précise que sur le clavier d'un petit instrument mécanique dont la touche commanderait directement la soupape. Même subtilité sur le plan des timbres, avec cette faculté de se glisser dans l'univers harmonique et les couleurs des autres instruments – jusqu'à des dialogues orgue et flûte(s) où l'on ne savait plus vraiment qui jouait quoi, tant la fusion était poétiquement accomplie. Rien à envier aux inventifs concerts Musiques du monde du Théâtre de la Ville.
© Radio France / Christophe Abramowiz
En soirée, une première pour le Grenzing, maître d'œuvre d'un ciné-concert d'envergure : Nosferatu le vampire, film muet (1922) de Friedrich Wilhelm Murnau, avec aux claviers l'extraordinaire Juan de la Rubia, professeur à l'École supérieure de Musique de Catalogne et organiste de la Sagrada Família de Barcelone. On sait combien Gerhard Grenzing – facteur d'orgue allemand installé de longue date près de Barcelone – et son équipe ont travaillé à l'amélioration de la projection des timbres dans l'espace de l'Auditorium, chaque nouveau concert depuis décembre 2015 ayant apporté un progrès sensible. Lors de ce ciné-concert, on eut véritablement le sentiment que l'orgue enfin se libérait, jusqu'à sonner de manière monumentale et tout simplement optimale – sachant, expliqua Gerhard Grenzing lors de l'émission de Benjamin François diffusée en direct sur France Musique entre les deux concerts, que l'acoustique d'une salle est en définitive la situation la plus défavorable qui puisse se présenter à un facteur. Faut-il le redire ? Une salle n'est pas une église, et il va falloir s'habituer à cette donnée sans vouloir sans cesse comparer avec l'acoustique d'un espace voûté – nécessairement, si l'on peut dire, au détriment de l'orgue en salle. Ce serait passer à côté d'une occasion rare et indéniablement bénéfique d'aborder l'orgue sous un angle différent et enrichissant.
En dépit de l'écran (de nouveau, comme à la Philharmonie, placé bien haut pour les cervicales…) masquant le buffet de l'instrument, celui-ci fut extraordinaire de puissance proportionnée et bien sonnante, registré avec goût et une sobre inventivité par un Juan de la Rubia ayant opté pour un commentaire musical « romantique », en réponse à l'époque de l'action : 1838, mais comme seul un contemporain pouvait le concevoir. Commentaire tour à tour fébrile et impétueux, sombre et enjoué, haletant et d'une folle énergie, variant les climats avec une aisance accomplie, intégrant avec maestria aussi bien des thèmes identifiables (Le roi des aulnes de Schubert pour l'introduction : d'emblée dans le vif du sujet !, Libera me du Requiem de Fauré quand la mort frappe la ville de Wisborg) que des manières ou esthétiques passant avec ductilité de Gounod façon Faust au Wagner des Maîtres chanteurs ou de Tristan… 94' de film, outre l'impérieuse introduction et un grandiose épilogue, soit pas loin de deux heures de musique sans faille ni rupture de souffle ou de dramaturgie, pour un triomphe d'une chaleureuse spontanéité.
Le concert officiel d'inauguration eut lieu le lundi 9 mai, précédé à 18 h 15 de ce que l'on pourrait qualifier de « réception » de l'instrument par Mathieu Gallet, en présence de Michel Orier, Directeur de la musique et de la création culturelle à Radio France, de Gerhard Grenzing et de son équipe, de Jean-Michel Mainguy, le conservateur de l'orgue (en particulier chargé de sa maintenance), ainsi que des membres du Comité de l'orgue de Radio France ayant contribué à la conception et à l'orientation esthétique de l'instrument – Olivier Latry fit entendre un choral de Bach (Christ lag in Todesbanden), François Espinasse un extrait de la Messe des Couvents de Couperin, Jean-Pierre Leguay une brève improvisation. Où l'on apprit également que Thierry Escaich, au cours de la saison prochaine, improviserait sur le fil muet de Fritz Lang Metropolis (1927).
Le programme du concert de 20 heures semble avoir suscité la polémique, tant pour son contenu que pour son interprétation. Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que l'on peut croiser dix organistes de renom de la place de Paris – et beaucoup honoraient de leur présence cette fête de l'orgue – et tous vous tiennent un discours radicalement différent, les commentaires ne laissant survivre que tel ou tel aspect de l'événement, en contradiction avec tel éminent collègue… Ce qui somme toute est rassurant. Le plus souvent, l'avis est de nature comparative, ce qui une fois encore n'est pas de mise pour juger d'un orgue en salle, dont, effectivement, nous n'avons pas l'habitude, faute jusqu'à présent d'instruments. Côté contenu, aurait-il fallu un B.A.C.H. de Liszt, la Toccata de Widor – ou « celle » de Bach ? Le public fut à cet égard généreux, manifestement heureux de l'occasion et des perspectives ainsi ouvertes.
Michel Bouvard ouvrit le concert avec la Passacaille et fugue de Bach, dont l'indéniable mérite fut de montrer avec quel naturel le Grenzing de Radio France sait évoquer, à travers la justesse et l'équilibre de ses timbres, l'univers baroque allemand. Moins étonnant, l'orgue devait ensuite resplendir dans Les oiseaux et les sources (Messe de la Pentecôte) d'Olivier Messiaen par François Espinasse, d'une intense et aérienne poésie. Nul doute que Messiaen sera plus qu'à son aise dans l'Auditorium.
Jean-Pierre Leguay offrit ensuite l'Adagio délicieusement coloré de la Suite pour orgue mécanique de Beethoven – surprise ? pas vraiment, car le musicien a gravé les œuvres de cette nature signée Beethoven et Mozart pour Calliope (1976) puis Haydn (1994), le tout repris chez Euromuses –, suivi de la grande Fantaisie K. 608 de Mozart, sans doute moins impérieuse qu'on ne la connaît habituellement mais néanmoins d'une belle faconde. Quant à l'émotion ressentie devant un musicien non-voyant jouant avec aisance d'un instrument et à une console qu'il ne connaît pas, elle est toujours aussi prenante et source d'admiration.
Radio France se devait de commander une œuvre pour cette inauguration, la création étant l'une des missions premières d'un tel instrument. Ce fut E più corusco il sole de Bernard Foccroulle (membre du Comité), lequel ne pouvait être à Paris pour la création mondiale de cette œuvre inspirée du Purgatoire de Dante. Ce fut François Espinasse qui se chargea de la tâche redoutable de créer cette pièce infiniment complexe (nécessitant deux assistants de registration) – difficulté à aucun moment ostentatoire mais bien réelle. Comme à chaque création, une écoute ne saurait suffire pour découvrir, apprécier, approfondir. À chaque écoute, expliquait en privé Benjamin François, la lumière intérieure de la partition progressivement se révèle : la merveille des concerts Radio France, c'est que l'on peut réécouter à volonté, ce qui à l'évidence s'impose pour une telle création – mais aussi pour les autres pièces, que l'on percevra chaque fois différemment.
La seconde partie de ce concert s'ouvrit sur une improvisation de Thierry Escaich comme il en a le secret. Test grandeur nature de résistance ! L'énergie à l'état pur, au service de la mise en valeur de l'instrument. Le thème : d'après Stravinski, subtilement cité (et dont on sait l'influence initiale sur la propre musique d'Escaich). Pour la simple raison que ce week-end d'inauguration se refermait sur Le Sacre du printemps de Stravinski, à quatre mains et quatre pieds, par Olivier Latry et Shin-Young Lee. Et les mêmes esprits chagrins de redire : certes, mais ce n'est pas l'orchestre. Il est vrai que, à la différence des écoutes sous voûte (6), l'acoustique de l'Auditorium ne favorise pas la richesse harmonique d'un texte pouvant dès lors apparaître tel le « squelette », avant tout rythmique, d'une œuvre dont seule la structure serait pleinement restituée. Il n'en demeure pas moins que la performance était, comme toujours, grisante pour l'auditoire, autorisant une fois encore un richissime tour d'horizon des possibilités du Grenzing.
L'orgue est inauguré ! Il ne reste plus qu'à l'utiliser sans compter. Rendez-vous dès le 13 juin avec Thomas Ospital autour des films de Georges Méliès, puis le 27 juin pour un récital de Thomas Monnet, lequel donnera notamment en création mondiale la Cinquième Sonate de Valéry Aubertin.
Michel Roubinet
Paris, Auditorium de la Maison de la Radio, 7, 8 et 9 mai 2016
(1) www.radiofrance.fr/sites/default/files/cp_files/cp_bilan_weorgue_rf.pdf
(2) Les cinq concerts donnés avant l'inauguration officielle
www.concertclassic.com/article/premieres-auditions-de-lorgue-grenzing-de-radio-france-en-attendant-lharmonisation-complete
www.concertclassic.com/article/florian-helgath-dirige-le-choeur-de-radio-france-requiem-de-durufle-avec-yves-castagnet
www.concertclassic.com/article/recital-dolivier-latry-lorgue-grenzing-de-radio-france-ultime-etape-avant-linauguration
(3) Le Jour de l'Orgue 2016
www.orgue-en-france.org/jour-de-lorgue/agenda-jdo.html?id_region=11
www.francemusique.fr/emission/sacrees-musiques/2014-2015/fetons-la-journee-nationale-de-l-orgue-05-10-2015-08-00
(4) Rédactrice en chef de la revue Orgues Nouvelles, dont l'avant-dernier numéro (n°31, hiver 2016), outre un vibrant hommage à André Isoir pour ses « quatre fois vingt ans », retrace l'histoire du Grenzing de Radio France
orgues-nouvelles.weebly.com/on31.html
(5) Jean-Charles Gandrille
www.jeancharlesgandrille.com
(6) Stravinski / Le Sacre du printemps
www.concertclassic.com/article/concours-dorgue-dangers-2014-hommage-jean-louis-florentz-compte-rendu
www.concertclassic.com/article/stravinski-notre-dame-de-paris-quand-la-messe-repond-le-sacre-compte-rendu
Sites Internet :
Week-end d'inauguration de l'orgue Grenzing de l'Auditorium Radio France
www.maisondelaradio.fr/week-end-dinauguration-de-lorgue
Sacrées Musiques – Benjamin François / Fêtons l'inauguration du Grand Orgue Grenzing de Radio France !
www.francemusique.fr/emission/sacrees-musiques/2015-2016/j-s-bach-oratorio-de-l-ascension-bwv11-cantate-bwv173-erhohtes-fleisch-und-blut-05-08-2016
Photos © Radio France / Christophe Abramowitz
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