Orgue et plain-chant alterné : Les Meslanges de Thomas van Essen nous en avait offert un exemple de toute beauté lors de l'édition 2014 du festival Contrepoints 62 : Jehan Titelouze y était à l'honneur, dont les pièces d'orgue interprétées par François Ménissier à l'orgue Carpentier (1745) d'Auxi-le-Château alternaient avec la Missa Verba mea d'Henri Frémart (?-1651) – une authentique découverte (1). Alors annoncé, l'enregistrement de ce programme de premier intérêt s'est fait quelque peu désirer. Sorti en début d'année 2016 chez Psalmus – Pour une cathédrale, Messe, hymnes, motets de Titelouze & Frémart (2) –, il fait entendre François Ménissier sur un orgue d'esthétique sensiblement différente et d'un tempérament mésotonique affirmé, plus proche du temps même de Titelouze et de son grand orgue Crépin Carlier (1601) de la cathédrale de Rouen : l'orgue d'esprit Renaissance tardive (entre fin XVI^e et premier quart du siècle suivant) reconstruit pas Pascal Quoirin, dans un admirable buffet d'époque, en l'église Saint-Thomas-de-Cantorbéry de Mont-Saint-Aignan (Seine Maritime).
 
Le 10 mai 2016, en concert à Saint-Germain-des-Prés, c'est au côté de Jean-Luc Ho (photo), organiste et claveciniste dont les multiples talents ne cessent de s'affirmer à chaque nouveau projet, que Les Meslanges ont poursuivi l'exploration du grand répertoire français – en l'occurrence Vincent Lièvre-Picard (haute contre), Thomas van Essen (taille), Nicolas Rouault (basse-taille) et Volny Hostiou (serpent). L'ordonnancement du programme était à lui seul une petite merveille de cohérence historique, lieux et œuvres mêlés, ce concert étant dédié à la mémoire de Philippe Beaussant.
 
En introduction, les musiciens firent entendre l'hymne Ave maris stella, superbe, attribuée à Jacques-Denis Thomelin (1635/v.1640-1693), « seul maître connu de François Couperin » (3), lequel fut précisément organiste, entre autres tribunes prestigieuses, de Saint-Germain-des-Prés, mais aussi, au côté de Buterne, Nivers et Lebègue, de la chapelle royale à Versailles : c'est à son premier « quartier » (janvier à mars) que succèdera François Couperin, au décès de Thomelin. Pour l'attribution des pièces à Thomelin, découvertes au disque sous les doigts d'André Isoir (Prytanée de La Flèche, Calliope, 2005), d'Élisabeth Amalric (Saint-Bertrand de Comminges, Artephonix, 2009) ou Jean-Baptiste Robin (chapelle royale de Versailles, Alpha, 2013) on pourra se reporter à l'édition Chanvrelin (4).
 
Le corps de ce programme était la Messe pour les Couvents (1690) de François Couperin, avec, depuis la croisée, alternance de plain-chant en voix parallèles soutenues par le serpent, instrument présent dans les églises jusqu'en plein XIX^e siècle et dont Volny Hostiou (5), par ses recherches historiques et musicologiques, a révélé l'incontestable importance. Entre Gloria et Offertoire vint s'insérer un motet d'Henry Du Mont, Cantitibus organis (Cantica sacra, 1652), pour deux voix et basse continue : quelle merveille qu'un continuo réalisé au grand orgue – c'est autre chose que sur un simple positif, aussi beau soit-il ! Haute-contre et basse-taille, comme pour les autres interventions de même nature, étaient alors montés à la tribune, d'où la résonance du serpent était particulièrement envoûtante.
 
Stylistiquement parfait dans cet univers fin XVII^e tout en restituant avec esprit et virtuosité un Couperin juvénile : il avait vingt-deux ans (ébouriffant Offertoire, à l'instar de toutes les grandes pièces en dialogue, particulièrement et magnifiquement sonores), Jean-Luc Ho fit plus que des merveilles sur l'orgue par trop méconnu de Saint-Germain-des-Prés. Reconstruit par Haerpfer-Erman en 1973 (et relevé de main de maître par Yves Fossaert, intervenu dès 1991 puis en 2004-2005), l'instrument passait alors pour l'un des meilleurs de Paris en matière de répertoire classique français (6) : André Isoir, son premier titulaire au côté d'Odile Bailleux, y enregistra la Messe des Paroisses de Couperin dès cette même année 1973.
 
Préparée par des pièces comme le Récit de cromorne du Kyrie, le Duo sur les tierces (d'un prodigieux rebond) du Gloria et divers trios, la fameuse Tierce en taille combla toutes les légitimes attentes : un sommet d'éloquence et d'inégalité expressive, digne apogée du style français, aussitôt suivie d'un non moins éloquent petit motet pour l'élévation de Guillaume Gabriel Nivers : Venite adoremus (1689), également pour deux voix, cette fois haute-contre et taille, et naturellement basse continue. Deux autres pièces vocales, d'une intensité allant crescendo, retentirent pour et après la communion : le motet O praecelsum et venerabile sacramentum de Du Mont (1681), lequel réunissait en tribune les trois solistes vocaux, puis le rituel et altier Domine salvum fac Regem du même Du Mont (1652), devise qui continue de trôner au-dessus de l'orgue de la chapelle de Versailles. Après quoi la Messe de Couperin se referma avec sobriété et une noble grandeur sur le « Petit plein jeu » du Deo gratias. C'est peu dire que l'émotion était palpable dans la nef de Saint-Germain-des-Prés au terme de ce programme d'une admirable continuité qui, en fait, avait dès la première note saisi les auditeurs, toujours trop peu nombreux pour des moments musicaux d'une si radieuse magnificence. Un projet discographique portant sur les deux Messes de Couperin par Jean-Luc Ho et Les Meslanges est dans l'air : à l'aune d'une telle soirée, on voudrait déjà le voir se concrétiser.
 
Michel Roubinet

Paris, église Saint-Germain-des-Prés, 10 mai 2016
 
 
(1) www.concertclassic.com/article/festival-contrepoints-62-des-flandres-espagnoles-rameau-et-poulenc-compte-rendu
 
(2) www.psalmus.fr/fiche.cfm?id=30
 
(3) www.jstor.org/stable/927633?seq=1#page_scan_tab_contents
 
(4) chanvrelin.free.fr/thomel_f.htm
 
(5) Site de Volny Hostiou consacré au serpent
serpent.instrument.free.fr
 
(6) Orgue de Saint-Germain-des-Prés
www.musiqueorguequebec.ca/orgues/france/sgermainpp.html
organ-au-logis.pagesperso-orange.fr/Pages/Abecedaire/ParisSGP.htm
 
 
Sites Internet :
 
Jean-Luc Ho
jeanluc-ho.com
 
Les Meslanges
www.lesmeslanges.org
 
 
Photos © jeanluc-ho.com