Journal

Journée Jörg Widmann au Festival de la Roque d’Anthéron – Passer au présent le plus intense – Compte-rendu

 
Reconduites chaque année depuis 2021, les journées dédiées à la musique contemporaine, au sein du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron, nous invitent sur un clin d’œil à « passer au présent », en compagnie de compositeurs d’aujourd’hui et d’un illustre aîné. Cette année, le Japonais Dai Fujikura (né en 1977), l’Allemand Jörg Widmann (né en 1973) et Arnold Schoenberg (1874-1951), tous réunis lors d’un dernier concert. René Martin, directeur artistique, n’en démord pas : « Si nous, festival de réputation internationale, nous ne faisons pas entendre à notre public la musique d’aujourd’hui, qui le fera? » Avec son enthousiasme habituel, il ne dissimulait pas son admiration pour les acteurs du jour : les jeunes interprètes, le pianiste Florent Boffard dans son rôle d’initiateur, et Jörg Widmann, compositeur libre, nourri de l’histoire de la musique, qui ne s’interdit rien, pas même de transgresser les règles de la bienséance musicale. « Sans doute le plus grand compositeur allemand d’aujourd’hui », affirmait le fondateur du festival, quelques semaines après la disparition de Wolfgang Rihm.

 

Paul Lecocq & Jörg Widmann © Valentine Chauvin

 
Divisée en trois séquences, la journée Jörg Widmann enchaînait une répétition publique animée par Florent Boffard, une brève rencontre-masterclass et un concert de musique de chambre, alternant des pièces du compositeur, clarinettiste et chef d’orchestre munichois et de l’une de ses figures de référence : Robert Schumann. « La tradition est là, affirmait-il devant le public, même si vous souhaitez vous en éloigner, il faut négocier avec … », rappelant la citation de Gustav Mahler : « La tradition, ce n’est pas la vénération des cendres, c’est transmettre la flamme au futur! » Passer au présent, c’est également rencontrer les jeunes interprètes qui s’attellent à ces œuvres neuves avec une jubilation et un talent réjouissants : Sarah Jégou (photo - violon), Héloïse Houzé (alto), Robin de Talhouët (photo - violoncelle) – ainsi que Nina Reynaud aux clarinettes et Paul Lecocq au piano, particulièrement exposés dans un festival de piano invitant un compositeur clarinettiste …

 

de g. à dr. : Paul Lecocq, Nina Reynaud, Sarah Jégou, Héloïse Houzé, Robin de Talhouët & Jörg Widmann © Valentine Chauvin

Dans cette confrontation à distance entre la modernité et le romantisme allemand, on se souviendra de l’importance accordée au flux des sensations, jamais banales, et au souffle qui tantôt s’approfondit et tantôt s’emballe : « Pour moi, confie Jörg Widmann, la musique est quelque chose de physique, elle est liée à la respiration. Quand je dirige un orchestre, les musiciens me font remarquer que je respire avec eux. C’est dans ma nature. » On retiendra quelques images mentales : le tronc qui craque avant la chute de l’arbre, une déploration comme engluée dans du bitume fondant au soleil, des mélodies populaires augmentées, démontées, éclatées à la manière cubiste … Et puis aussi qu’il ne faut pas en rajouter dans la noirceur : « Je suis persuadé que Mozart, quand il composait sa Musique funèbre maçonnique, jubilait au-dedans de lui, suggère l’invité. L’essence de la musique est la consolation. » Et ainsi de pousser l’interprète de ses Humoresken pour piano – formidable Paul Lecocq ! – à ne pas trop anticiper le drame, à ne pas s’interdire d’exploiter le cliché romantique, à se risquer à la cavalcade débridée jusqu’à en perdre haleine.
 

Florent Boffard © Jörg Widmann

Afin d’éviter que le lecteur lui-même s’essouffle, nous renvoyons à l’entretien que Jörg Widmann avait accordé à Concertclassic il y a quelques semaines (1). Et nous restons quelques lignes encore sur cette journée qui, pour le dire de façon triviale, ne coûte pas cher et peut rapporter gros ! Pas cher par la jauge mesurée et le nombre réduit des musiciens ; gros comme le répertoire de demain, sans quoi les salles de concert péricliteront comme les zoos : par défaut de renouvellement génétique … En pédagogue sensible à la dramaturgie, Florent Boffard avait présenté Jörg Widmann en compositeur d’une musique parfois dérangeante, usant de modes de jeu à la limite quelquefois de l’insupportable pour déclencher les émotions de l’auditeur – ce qui n’avait pas manqué de déclencher, par anticipation, des soupirs anxieux en début de séance ; avant qu’à la fin on entende l’un des réticents se pencher vers sa voisine en reconnaissant que tout cela était fort intéressant  !
 

Nina Reynaud & Paul Lecocq © Valentine Chauvin
 
Le concert s’achevait sur une œuvre de jeunesse de Widmann : Cinq fragments (Fünf Bruchstücke, 1997) pour piano un peu préparé et trituré dans ses entrailles, et clarinette tout à la fois lyrique, percussive, déploratoire, stridulante ou réduite à son dernier souffle. Remarquable écoute du public, concentration peu ordinaire, nul raclement de gorge n’est venu rompre le miracle silencieux de l’extrême fin, où des apparitions sonores fantomatiques ouvrent devant nous une dimension bien plus vaste que la médiocrité du monde. Comme diraient ceux de la jeune génération : un pur son de l’espace !
Nous étions passés au présent le plus intense.
 
Didier Lamare

 

 
(1) www.concertclassic.com/article/trois-questions-jorg-widmann-clarinettiste-chef-dorchestre-et-compositeur-il-ne-faut-surtout
 
Journée « Passer au présent » : Jörg Widmann à La Roque d’Anthéron, auditorium Marcel-Pagnol, jeudi 8 août 2024.
www.festival-piano.com/fpr_spectacle/24-08-08-18h-passer-au-present-jorg-widmann-concert/
 
Photo (Sarah Jégou et Robin de Talhouët) © Valentine Chauvin

Partager par emailImprimer

Derniers articles