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La Chronique de Jacques Doucelin - Quel avenir culturel face aux malheurs de la taxe professionnelle ?

La mise en place d’une politique de décentralisation depuis un bon quart de siècle n’a pas été sans influencer profondément la vie culturelle dans l’Hexagone. Ce qui veut dire qu’au fil des années et des diverses élections locales, la politique culturelle – patrimoine, musées, opéras, orchestres ou conservatoires - abandonnée peu à peu par un Etat de plus en plus aux abois, est passée insensiblement aux mains des élus locaux. La question n’est pas de savoir si cet éclatement des centres de décision comme de financement est une bonne chose : c’est devenu un fait et, comme chacun sait, les faits sont têtus… Presque autant qu’un sénateur !

La Haute Assemblée qui représente, en effet, la quintessence des élus locaux, vient de s’émouvoir, toutes tendances politiques confondues, du projet de suppression de la taxe professionnelle, l’une des fameuses quatre « vieilles » (impôts locaux) qui assurent l’indépendance financière des communes, des départements et des régions avec les taxes sur le foncier bâti et sur le foncier non bâti, et la taxe d’habitation. Car si l’Etat s’est bien engagé à compenser le manque à gagner entraîné par la suppression de la taxe professionnelle pour l’exercice budgétaire 2010 des collectivités locales, l’avenir lui n’est rien moins qu’assuré… D’où les cris d’orfraie, pour ne pas parler de vent de fronde, que les tapis de haute laine et les velours carmin du Sénat ne suffisent plus à étouffer.

C’est que, tout assuré qu’il soit de son avenir pour un mandat de six ans, un Sénateur est directement branché sur les représentants du peuple que sont les élus locaux, eux-mêmes soumis aux sautes d’humeur de leurs administrés qui sont aussi leurs électeurs. Ainsi fonctionne la démocratie au doux pays de France. C’est tout de même préférable au centralisme du parti unique chinois qui semble de plus en plus tenter notre énarchie… Nul doute, certes, que la taxe professionnelle désavantage nos entreprises à l’heure de la reprise espérée dans le jeu de la concurrence européenne, voire mondiale. De là à ne pas prendre le temps de réfléchir aux voies et moyens de rééquilibrer correctement les finances locales autrement que par l’augmentation automatique des impôts locaux pesant sur l’ensemble des citoyens, il y a une précipitation qui confine à l’aveuglement.

Pourquoi s’intéresser à un débat politicien sur un site de musique dite classique ? Tout simplement parce que la culture risque, une fois de plus, de faire les frais de l’opération. On se bat comme chiffonnier à la sortie des stades, on brûle des voitures parce qu’une équipe en a battu une autre, mais qui défile après la fermeture d’un théâtre ou d’un opéra ? Personne ! Ce n’est pas moi qui prend cela sous mon chapeau, mais les responsables culturels qui, inquiets à juste titre, ont décidé eux-mêmes de se saisir du dossier. Les premiers à tirer la sonnette d’alarme sont aussi les premiers à se sentir menacés dans leur existence même, à savoir les festivals en la personne morale de « France Festivals » qui fête son demi-siècle d’existence. Un colloque vient de se tenir à Montpellier où durant deux jours des professionnels ont présenté et discuté les résultats d’une vaste enquête sur les pratiques culturelles ou l’origine sociale des festivaliers, la première du genre par son ampleur et son sérieux. Elle a traité quelque 23.344 réponses concernant 207 spectacles dans 18 régions sur 20.

Le principal intérêt de ce travail effectué à l’aide de questionnaires diffusés en 2008 dans une cinquantaine de festivals (de la danse au concert classique en passant par le jazz et les musiques actuelles) ce sont les chiffres qu’il livre, chiffres qui réservent quelques surprises. Si l’on se doute bien que les musiques réputées savantes (classique et baroque notamment) attirent un public diplômé, actif et relativement fortuné (58% de cadres et de professions intellectuelles : il n’y a pas de place pour la surprise), on s’attendait moins à ce qu’il fût féminin à près de 60% ! Quant à l’origine géographique, l’enquête confirme (pour moi, en tout cas) qu’elle est à dominante locale (55%), et non « parisienne ». M. de la Palisse ne sera pas surpris d’apprendre que les retombées commerciales dépendent du niveau de vie des festivaliers…

Une enquête restreinte séparée portant sur les publics de 19 festivals de la Région Languedoc-Roussillon fournit un chiffre qui laisse rêveur : le Festival de Radio France et Montpellier, l’un des plus importants de l’Hexagone, dont la caractéristique est la gratuité d’une majorité de ses spectacles musicaux, affiche quelque 554.079 euros de retombées financières quotidiennes durant toute sa durée en juillet ! On peut dire que l’argent « investi » dans la gratuité des concerts revient au centuple dans la poche de la municipalité qui fait là une très bonne affaire pour ses commerçants … sauf si on lui sucre la taxe professionnelle qui lui permet de retrouver une bonne partie de ses billes, pour parler vulgairement.

Etonnez-vous après cela que villes, départements ruraux ou non, régions, sénateurs, députés et responsables culturels de tout poil soient vent debout contre le projet de suppression de la sacro-sainte taxe professionnelle. Après l’avoir vilipendée durant quarante ans, tous volent à son secours par peur du vide. Car si l’Etat garde ses vaches sacrées (L’Opéra de Paris, la Comédie française, le Festival d’Aix en Provence, le Musée du Louvre ou le Château de Versailles, pour ne citer qu’eux) tous les directeurs de théâtres, d’opéras, d’orchestres régionaux ont peur des diminutions drastiques de leurs subventions locales. Certes, tous ces beaux Messieurs pourraient faire un effort d’économie au détriment de leurs egos démesurés en systématisant les coproductions entre théâtres lyriques ou non d’une région à l’autre. Même si cela paraît désormais indispensable, ça ne suffira pas.

Il est donc urgent d’y réfléchir à deux fois avant de provoquer dans la précipitation des dégâts irrémédiables.

Jacques Doucelin

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Photo : DR
 

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