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La Damnation de Faust de Berlioz au Festival de Verbier – Incandescent - Compte rendu
N’étaient les roulements de tambour de la pluie martelant le mince plafond de la Salle des Combins, on aurait pu entendre les respirations d’un public happé par la force d’une Damnation de Faust en tous points exceptionnelle. Le Festival offre de ces miracles, dont on sait qu’ils ne sont pas seulement dus à la réunion de talents prestigieux, la conjonction de ceux-ci ne trouvant pas toujours son acmé pour donner aux œuvres leur vrai sens.
Ici, la légende berliozienne a sonné comme le grand cri de douleur du compositeur meurtri dans son essence : tourments de l’âme perdue, de l’impossible amour fou, frénésie d’une vie hors normes qui aboutit au néant, et retour vers une jeunesse qui n’est que le masque de la mort, vanité de la science, avec en regard un mince espoir auquel la séquence finale de rédemption de Marguerite rend peu justice. Musicalement elle est trop faible pour faire oublier à l’auditeur l’ampleur du drame qu’il vient de suivre.
Débarrassée des oripeaux dont l’embarrassent souvent les mises en scène qu’on tente périodiquement de plaquer sur elle, la Damnation de Faust, avec sa succession de tableaux, n’a qu’un axe, celui de cette course à l’abîme qui rebondit de scène dansée ou chantée, encadrant ces moments de rêverie ou de passion charnelle qui unissent brièvement les deux héros, tandis que le mal veille. La musique de Berlioz, torrentielle, prodigieusement vivante et changeante, mais toujours brûlée jusqu’à l’os, suffit largement à lui donner sa substance.
Charles Dutoit @ Nicolas Brodard
A tout galop un conducteur, et cette fois c’est Charles Dutoit, directeur musical du festival, qui menait la danse : on a souvent reproché à ce chef emporté et nerveux de trop forcer le trait et de perdre tout lyrisme en route. Ce n’est point le cas cette fois : responsable d’une phalange naissante, composée de talents tous enfiévrés par l’entreprise, - car rarement le Verbier Festival Orchestra aura frémi avec cette véhémence, littéralement soudé à son chef - Dutoit a emprunté un train de folie, tout en faisant jaillir de l’orchestre les incroyables beautés instrumentales dont Berlioz a coloré sa partition : alto fabuleux, bois limpides, cors pour une fois à la hauteur des injonctions romantiques. Transparences exquises et coups de tonnerre. Il a certes favorisé l’orchestre, et profité de l’union inespérée de chorales diverses(1), unies en une diction parfaite et fine. On lui reprochera seulement de ne pas laisser l’œuvre respirer un peu, en lui ménageant des transitions plus souples, pour la laisser reprendre ensuite son cours inéluctable.
Charles Castronovo, Ruxandra Donose, Sir Willard White © Nicolas Brodard
Merveille aussi que les chanteurs aient pu se détacher sur cette énorme masse orchestrale et chorale entassée sur le plateau derrière eux. Merveille que malgré les défections de René Pape et de Ramon Vargas, c'est-à-dire de deux des plus formidables artistes actuels, le trio ait pu être autant en harmonie et se répondre comme si tous trois étaient seuls au monde. De Ruxandra Donose, on sait la finesse et la sensibilité, outre une diction française admirable. Ici, comme portée par son rêve à la fois innocent et torride, la belle mezzo a bouleversé dès sa première phrase, à peine chantée : « que l’air est étouffant », créant d’emblée son propre espace psychologique. Un de ces instants qui font percevoir le silence au sein de la musique.
Quant à Charles Castronovo, remplaçant Vargas dans un rôle qu’il connaît mais qui n’en demeure pas moins d’une terrible difficulté, et qui aurait sans doute bénéficié d’un peu plus de répétitions, il a imposé sa ligne de chant d’une pureté et d’une classe totale, son timbre chaleureux sans être chargé, tendu à l’extrême, avec juste quelques aigus en péril, négociés en falsetto.
Mais qu’apparaisse Willard White, qu’il lève la main, qu’il lance une interjection sèche, et tout le plateau bascule : le baryton-basse, à l’intense présence, au geste tranchant , est ici un Méphisto noir et implacable, qui glace et trouble à la fois. Même si la voix se rouille par moments, ce rôle lui permet en quelques gestes, en quelques impulsions de marquer son personnage comme peu l’ont fait. D’autant que la partie est ici moins dure à jouer que celle qu’il affronta à Aix, en Wotan de la Tétralogie dirigée par Rattle, où l’enjeu dépassait un peu ses moyens vocaux. L’on n’oublie pas non plus le passage éclair de Charles Dekeyser, immense Brander, vif et piquant. Avec cette Damnation de Faust qui marquera dans les annales d’un festival riche en événements, on a vécu une aventure brûlante où l’emphase reprochée souvent à Berlioz n’avait pas une seconde sa place, car tout y sonnait avec une vérité éperdue.
Jacqueline Thuilleux
(1) The Collegiate Chorale, Membres de l’Ensemble vocal de St-Maurice, Chœur de concert de la Singschule Oberwallis, Chœur de filles de la Schola de Sion.
Berlioz : La Damnation de Faust (version de concert) -Verbier, Salle des Combins, 21 juillet 2014
Festival de Verbier, jusqu’au 3 août 2014 : www.verbierfestival.com
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