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La Passion selon saint Jean de Frédéric Ledroit à Ludwigshafen – Une création porteuse d'espoir sous l'égide de Robert Reimer
Si plus de quatre années ont été nécessaires à sa composition, deux années supplémentaires furent employées à trouver le financement de la création, jeu de dominos à double sens, épuisant mais hélas inévitable (un autre métier, fort éloigné de la nature du musicien créateur, a fortiori s'il est étranger aux circuits privilégiés de la diffusion musicale) : une subvention ou dotation en appelle une autre, la perte de l'une d'elles pouvant entraîner celle des autres. Le projet reposait sur une coopération transfrontalière : pour faire court, l'œuvre devait être donnée en première audition au Festival d'Echternach (la Sûre ou Sauer, affluent de la Moselle, marquant la frontière entre Luxembourg et Rhénanie-Palatinat), puis rejouée en Allemagne (Ludwigshafen) et en France (Paris, Angoulême). La manifestation luxembourgeoise, après 43 ans d'un rayonnement intense, ayant soudainement tiré sa révérence, tout le projet s'écroula, certaines contributions s'évanouissant : fin avril dernier, tout était à l'arrêt. Outre la participation de mécènes privés, seuls, côté français, le département de la Charente, le Grand Angoulême et la Ville d'Angoulême apporteront finalement un soutien financier, mais ni la Région, ni l'État – le jeu de dominos version boule de neige decrescendo ayant commencé avec la disparition de la réserve parlementaire du début de l'ère Macron, le courrier adressé au Ministère de la Culture étant quant à lui tout simplement resté sans réponse.
D'un engagement indéfectible résultant de son admiration pour l'œuvre, Robert Reimer, chef d'orchestre allemand qu'une carrière internationale conduit un peu partout dans le monde, en particulier à Berlin, point de départ improbable du conte de fées de cette création finalement aboutie, parvint in extremis à sauver la situation. On relève dans son impressionnant répertoire symphonique et lyrique, d'une grande diversité, Les contes d'Hoffmann, Manon, Werther, Pelléas et Mélisande, Dialogues des Carmélites : la prosodie française – il parle magnifiquement français –, Robert Reimer connaît. C'est bel et bien grâce à lui que l'ouvrage a pu être créé, par des protagonistes de premier plan auxquels il a su transmettre sa propre ferveur musicale au service d'une œuvre en laquelle il croit profondément : la Deutsche Staatsphilharmonie Rheinland-Pfalz de Ludwigshafen (Philharmonie d'État de Rhénanie-Palatinat), en clôture de sa Saison 2017-2018 (juste de l'autre côté du Rhin : Mannheim, en Bade-Wurtemberg) ; le Chamber Choir of Europe, sous la conduite d'Iñaki Encina Oyón, reprenant ce projet en remplacement de la formation luxembourgeoise plus vaste initialement prévue, au grand bénéfice de l'œuvre, l'écriture exigeante et incisive de Frédéric Ledroit requérant un chœur de chambre aussi professionnel que sophistiqué, avec interventions solistes (ainsi dans les scènes se faisant l'écho, très différemment, des turbae de Bach).
Le planning des répétitions (par éléments séparés et/ou réunis) donne la mesure, certes professionnelle, de la performance accomplie : cinq heures le mardi 3 juillet, Robert Reimer dirigeant entre-temps à Berlin (First Night Classic Open Air 2018, sur le Gendarmenmarkt : musiques de films en hommage aux Studios centenaires de Babelsberg, Potsdam), près de huit heures le vendredi, trois heures le samedi matin – avec filage complet enregistré – puis concert-création en soirée. Rien de plus, pour une œuvre par définition hors répertoire et néanmoins miraculeusement restituée dans sa poétique profondeur. On n'ose imaginer ce que pourraient donner, fruits mûris d'un formidable engagement collectif, les productions futures, d'ores et déjà portées par Robert Reimer, à l'horizon 2020 et avec l'espoir d'une tournée et d'un DVD.
Telles sections de la Passion du Christ selon saint Jean op. 57 de Frédéric Ledroit – plusieurs déjà entendues en concert, dont les six de la Seconde Partie dans leur version pour orgue seul (2) – ont connu des étapes intermédiaires, via également le quatuor à cordes, cependant que l'œuvre définitive se présente sous un triple visage : la version symphonique créée à Ludwigshafen ; celle pour orgue, solistes et chœur ; enfin, intitulée Poème symphonique, celle pour orgue et récitant. Autant d'œuvres en définitive authentiquement différentes, quand bien même la musique reste foncièrement la même, la vibration plurielle de l'orchestre et des voix contrastant avec la mouvante fixité de l'orgue.
Nourri de spiritualité et de philosophie, Frédéric Ledroit n'est pas un homme de « concepts ». Son maître-mot, assumé, est la transmission de et par l'émotion. La Passion ne peut être que celle de l'Homme, et c'est bien un sentiment d'humanité ardente et sensible qui innerve l'œuvre tout entière. Dès le Prélude s'instaure un climat tragique aussi splendidement que sobrement porté par une orchestration d'une richesse et d'une mesure à maints égards envoûtantes, magnifiée par les choix du chef dans la mise en œuvre des tempos tout au long de l'ouvrage – la plupart des sections se referment sur un geste d'une étonnante concision, en forme de suspension, la respiration dramatique de l'ensemble s'en trouvant habilement et puissamment propulsée, jusqu'à créer chez l'auditeur un désir impérieux d'aller chaque fois plus avant dans le drame, tel un irrésistible appel de la section suivante. Dans l'un des moments les plus singuliers et saisissants, Ténèbres, reflet de texture purement instrumentale de l'agonie du Christ – clarinette solo nimbée des vents les plus graves, clarinette basse et contrebasson, puis des autres vents –, la musique, sans le recours à la parole, touche au paroxysme et à la plénitude de l'émotion.
On serait presque tenté de dire que ce n'est pas un hasard si l'œuvre a finalement été créée en Allemagne : on y perçoit d'emblée une ampleur post-symphonique apparentée à l'esprit et à la tradition germaniques, augmentée d'une modernité atemporelle tenant notamment aux riches pupitres de percussions, aussi essentiels que brillamment intégrés. Si l'on devait songer de manière subliminale, pour l'approche des cordes, à un compositeur de la sphère française, ce pourrait être Honegger (bien que Ledroit ne l'aime pas), à mi-chemin entre les deux cultures symphoniques et créateur parmi les plus sensibles à cet univers germanique, celui d'un Hindemith aussi, dans ses années expérimentales. Pour ce qui est de la parole et du chant, on ne saurait par contre être plus en phase avec l'esprit français, l'intelligibilité façon Carmélites de Poulenc étant ici à chaque instant perceptible, dans toute la force de son efficace « simplicité ».
Parmi les nombreuses composantes spécifiques de cette œuvre si personnelle de presque deux heures – tel le recours à la technique des leitmotive ou les multiples correspondances thématiques et rythmiques entre chœur et orchestre, l'un et l'autre remarquablement équilibrés, pour une participation décuplée de chacun au déroulé du drame et à sa perception commune – s'impose une démarche récurrente dans l'œuvre du compositeur : la progression, non sans méandres, de l'ombre vers la lumière. Ce qui se traduit concrètement, en lieu et place du traditionnel évangéliste, par la dévolution successive du récit de saint Jean aux trois voix féminines – contralto : Clara Pertuy, mezzo-soprano : Gaëlle Mallada, soprano : Cristina Obregón. Aux deux premières, dont le français est la langue maternelle, comme c'est aussi le cas du baryton Bernard Causse, Pilate d'une vive présence, revenait l'essentiel d'une narration d'autant plus magnifiquement intelligible qu'elle est, selon Gaëlle Mallada, écrite de manière foncièrement favorable à la voix, bien que par moments redoutablement escarpée – cependant que leur rôle ne se limite pas au seul récit mais les ancre pleinement dans la dramaturgie.
L'entrée de la soprano, dans l'ultime partie de la Passion, se fait sur une prière mariale ajoutée par Frédéric Ledroit (il avait procédé de même dans son Requiem), l'irruption de la lumière, avec pour corollaire une tessiture aiguë extraordinairement exigeante, lyrique et percutante, irradiant littéralement la conclusion de l'œuvre. Nul doute que l'on entre ici en majesté dans l'univers de l'opéra, sans quitter celui du théâtre sacré. (Frédéric Ledroit semble mûr pour le projet qui d'ores et déjà l'occupe : un opéra consacré aux « déplacés climatiques », sur un livret du poète italien Giuseppe Goffredo.) Le cinquième soliste, le ténor romain Alessandro Rinella, se voyait lui aussi assigner un rôle inhabituel par le traitement qui en est ici proposé : non pas le Jésus baryton-basse à la sagesse éprouvée des Passions de Bach, mais un homme jeune, presque « rebelle », d'une puissance vitale infinie, à l'appui d'une partie vocale tout aussi périlleuse. À la croisée de toutes ces données du drame : Robert Reimer, animant inlassablement ses musiciens et leurs interactions, pour une succession de moments que lui-même perçut bien souvent comme « magiques » dans leur saisissante continuité : l'état de grâce d'une création.
Paris ne fut pas oublié puisque dès le lendemain après-midi, le compositeur étant à peine de retour des bords du Rhin, la version Poème symphonique pour orgue et récitant était proposée à la Madeleine, elle aussi en création dans sa version intégrale : à Frédéric Ledroit aux claviers répondait Mgr Hervé Gosselin, évêque d'Angoulême, narrateur transporté et investi. Cette même version sera redonnée à l'automne, à Angoulême et par les mêmes interprètes, dans le cadre du Festival Piano en Valois. Après quoi il ne restera plus qu'à retenir son souffle jusqu'à la parution en CD de l'enregistrement réalisé sur le vif à Ludwigshafen : les protagonistes de cette aventure – que d'aucuns, en France, dont certains noms de la direction d'orchestre et de la vie musicale en général, avaient promptement décrétée si utopique que de facto vouée à l'échec – espèrent ardemment que, portant témoignage de la grandeur et de la viabilité désormais avérée de l'œuvre, il ouvrira les portes à de futures productions.
Michel Roubinet
Ludwigshafen, Salle de la Philharmonie d'État de Rhénanie-Palatinat, 7 juillet 2018
(1) www.concertclassic.com/article/creation-du-requiem-de-frederic-ledroit-entre-fulgurance-et-interiorite-compte-rendu
Le CD de l'enregistrement, réalisé au même moment, est disponible chez Skarbo :
site.skarbo.fr/epages/980462605.sf/fr_FR/?ObjectPath=/Shops/980462605/Products/DSK2137
Film de la création (24 juin 2012) accessible sur YouTube :
www.youtube.com/watch?v=fUMy11DH4Nw
Partition (conducteur) publiée début 2013 par les Éditions Delatour :
www.editions-delatour.com/fr/
Documentaire de Marie Viloin (coproduction France Télévisions) sur le site du CFRT (Comité Français de Radio-Télévision) :
videotheque.cfrt.tv/video/requiem-de-frederic-ledroit/#.WxvSbD6v-6E.facebook
(2) www.concertclassic.com/article/festival-orgue-en-charente-la-cathedrale-saint-pierre-dangouleme-en-musique
Sites Internet
Frédéric Ledroit
fr-fr.facebook.com/Frédéric-Ledroit-236295776437370/
Robert Reimer
www.robertreimer.com/?lang=de
Deutsche Staatsphilharmonie Rheinland-Pfalz
www.staatsphilharmonie.de/de/
Chamber Choir of Europe
www.chamber-choir-of-europe.eu/english/performances/
Photo © DR
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