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L’Annonce faite à Marie de Philippe Leroux en création mondiale à Nantes Angers Opéra – Transcender Claudel – Compte-rendu
Un espace de béton brut suggérant un intérieur de propriétaire terrien médiéval, illuminé d’or quand on parlera de mariage, cendré de grisaille quand il s’agira de la lèpre, d’une enfant mort-née puis ressuscitée, d’un meurtre ordinaire et symbolique entre sœurs… S’y projettent en noir et blanc les paysages vampiriques du Tardenois, forêts, sablonnières et tourbe qui furent le terroir d’origine du dramaturge, de sa sœur Camille, au sein d’une famille que l’époque ne qualifiait pas encore de dysfonctionnelle : « des scènes à tout bout de champ », racontera-t-il, vieil homme, un milieu « douloureux et horrible ». Un terroir est un terreau : l’œuvre de Claudel y prend racine, autobiographie maquillée traversée par le génie – « d’une violence effroyable » chez Camille, dit-il encore –, le péché, la rédemption. Et le catholicisme, plus encore que le mysticisme, comme s’il était un « Rimbaud dans l’Église » passé, à rebours de son modèle, d’Une Saison en enfer aux Illuminations.
© Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra
Entre les murs, et à travers l’espace du théâtre grâce à la spatialisation, on entend parfois la voix de rocaille de l’écrivain, reconstituée à l’Ircam, qui vient souligner, commenter, ou simplement poétiser l’action, ainsi que nous l’avait expliqué dans un entretien Philippe Leroux (1). La musique de l’opéra elle-même, instrumentale et vocale, s’enracine dans l’écriture de Claudel, sa graphie passée au filtre de la composition. Philippe Leroux avoue une certaine jubilation à ces jeux – invisibles et inaudibles – qui assurent une cohérence quasi magique à la musique : « C’est une cohérence structurelle, symbolique et aussi gestuelle dans la mesure où, tracer la ligne d’une lettre en écrivant, c’est à la fois un geste sur l’espace de la feuille et en même temps une vitesse : je transforme ces données en éléments de mouvement mélodique associé à des rythmes. Cela donne une logique gestuelle, qui est proche de l’écriture. Même si on ne peut pas la décoder à l’écoute, elle fonctionne. Et c’est un grand plaisir ! »
© Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra
Dans la fosse, l’Ensemble Cairn sous la direction acérée – et athlétique, il le faut pour dompter les deux heures et demie de cours du temps – de Guillaume Bourgogne se mesure à une partition complexe puisqu’elle combine des « tresses à plusieurs brins », pour reprendre l’expression du compositeur – mais pas nécessairement compliquée : nous sommes au théâtre des passions. Elles nous font vaciller, vertige sonore qui nous emporte à condition de ne pas se refuser à l’invention de l’écriture, à sa texturation par l’électronique en temps réel, aux abysses qu’elle ouvre sous notre écoute, notamment dans les préludes, à la fantaisie surprenante des caracoles et des citations. D’autant qu’ils ne sont que huit, dont une singulière guitare électrique et un joli plateau de percussions – mentions spéciales au trompettiste André Feydy et à la violoniste Constance Ronzatti qui ne sont pas venus pour rien, comme on dit familièrement, tant leurs solos sont d’une virtuosité cisaillante.
Els Janssens Vanmunster (Élisabeth), Sophia Burgos (Mara) © Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra
Au théâtre des passions, les personnages sont rois et reines. Philippe Leroux avait été séduit par leur richesse psychologique et leur absence de manichéisme. Il n’est peut-être pas blasphématoire d’y relever également bien des vilenies, pas mal de lâchetés, beaucoup de mensonges : ce qu’il faut de cruauté et de candeur pour que diable et bon dieu y soient, jusqu’au miracle. Toutes les techniques du chant sont mises à contribution par un compositeur amoureux de la voix dans tous ses états, ici et là métamorphosée en direct par l’électronique, ce qui explique l’usage de micros : lyrisme éclatant, échelles microtonales, substitutions instrumentales, fragmentation des mots et emballement des rythmes, jusqu’à cette redoutable altération du son dans la gorge – qui repousse les fanatiques de lyrique, et ils ont tort : on n’a jamais traduit aussi efficacement la présence du mal dans les affaires humaines.
Raphaële Kennedy (Violaine), Sophia Burgos (Mara) © Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra
Dans ce bel canto moderne, et pour le meilleur, ce sont les interprètes familiers des répertoires de musique ancienne et contemporaine – souvent liés – qui vous tiennent par les tripes. Vincent Bouchot en Pierre de Craon, déchirant de culpabilité amoureuse. Els Janssens Vanmunster, qui donne de la chair au personnage de la mère – « race de femmes bornées », Claudel, toujours… – et de la farce à la Deschiens au rôle savoureux d’une misérable en compagnie du même Vincent Bouchot. Sophia Burgos transporte avec Mara, la sœur jalouse et meurtrière, douloureuse et démoniaque, les passions romantiques dans la musique d’aujourd’hui. Et Violaine, la sœur sainte et sacrificielle, trouve en Raphaële Kennedy une interprétation – mieux, une intercession – saisissante de justesse, d’énergie et d’émotion : un premier rôle hors norme au registre vocal d’une lumière d’étoile, qui la fait passer de la très jeune femme fantasque à la pietà déjà au ciel. Son duo avec Sophia Burgos et chœur de fantômes grégoriens à la fin du troisième acte – l’acte du miracle – pendant la lecture des Saintes Écritures nous a fait penser à Parsifal au féminin : Philippe Leroux sait combien références et citations sont des jalons nécessaires sur le chemin du public. Lequel, plutôt jeune et fort nombreux pour une création, manifesta d’évidence son plaisir.
Charles Rice (Jacques), Raphaële Kennedy (Violaine), Marc Scoffoni (Anne), Vincent Bouchot (Pierre), Sophia Burgos (Mara) © Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra
Mais d’où vient donc alors cette sensation comme d’un petit caillou dans la chaussure qui empêche d’accomplir l’ascension vers le miracle en pleine extase ? Ni de la composition ni de son interprétation, on l’a dit, qui sont très au-delà de toute réserve. Sans doute de la petitesse d’esprit et du mauvais goût du chroniqueur, pour qui, décidément, Claudel, « ça ne carbure pas » comme aurait dit Clemenceau à l’époque où le nom était mieux connu en mécanique qu’en littérature. La sincérité de Philippe Leroux dans l’éloge de ce texte n’est pas en cause : il faut la foi du créateur envers la création pour aller se colleter pendant des années avec ce mystère joué sur le parvis d’un « Moyen Âge de convention » afin d’y trouver son propre espace intime, porté vers le haut de la condition humaine et de l’histoire en cours de la musique. Cela demeure une énigme pour qui s’épuise devant tant d’excessives dévotions – qui n’interdisent cependant pas les émotions, cosmiques parfois et à hauteur de femme souvent.
À se demander si la qualité supérieure de Philippe Leroux ne serait pas d’avoir réussi, discrètement, à transcender Paul Claudel.
Didier Lamare
(1) www.concertclassic.com/article/trois-questions-au-compositeur-philippe-leroux-evidence-absolue
P. Leroux : L’Annonce faite à Marie, opéra en quatre actes et un prologue, commande d’Angers Nantes Opéra, musique de Philippe Leroux, livret de Raphaèle Fleury d’après Paul Claudel, mise en scène de Célie Pauthe.
Nantes, Théâtre Graslin, 9 octobre (création mondiale) ; prochaines représentations les 13 & 14 octobre
www.angers-nantes-opera.com/l-annonce-faite-a-marie
À l’Opéra de Rennes, les 6, 8 & 9 novembre
opera-rennes.fr/fr/evenement/lannonce-faite-marie
Au Grand Théâtre d’Angers, 19 novembre 2022
www.angers-nantes-opera.com/l-annonce-faite-a-marie
www.lerouxcomposition.com/fr/
ensemble-cairn.com/
Photo : Raphaële Kennedy (Violaine), Charles Rice (Jacques) © Martin Argyroglo pour Angers Nantes Opéra
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