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Le Quatuor Ebène et Daniil Trifonov au Festival de Verbier 2022 – Au sommet dans les sommets – Compte-rendu
Situé dans les cimes valaisannes, le festival de Verbier, qui se déroule durant la seconde quinzaine de juillet, a, depuis sa fondation il y a près de trente ans, bien établi sa réputation. A en juger par le nombre de personnes qui cherchaient désespérément, ce 26 juillet, une place pour le concert du Quatuor Ebène et de Daniil Trifonov, le public, ici, est bel et bien de retour. Public plus jeune que dans les « grands » festivals traditionnels – Académie de Verbier oblige.
Dès leur entrée en scène, l’aisance des Ebène saute aux yeux. Est-ce l’expérience – unique dans les annales de la vie d’un quatuor – de cet enregistrement live d’une intégrale des quatuors de Beethoven sur les cinq continents, miraculeusement terminé en décembre 2019 (soit quelques semaines avant le début de l’épidémie de covid) qui leur a donné cette forme de solidité et paix intérieure mêlées ? Toujours est-il que ce groupe ne nous a jamais semblé entrer en scène avec un tel mélange de force et de sérénité.
Depuis que le concert de quatuor existe, il est convenu et admis par tous les interprètes, que rien de tel que de commencer par la « mise en jambes » idéale qu’est un quatuor de Haydn. Mais, dans le souvenir que laisse le concert à ses spectateurs, il est rare que cette première œuvre représente déjà une forme d’apogée du concert. Certes… mais pas avec le quatuor Ebène ! Ce qui peut sembler « banal » sous certaines archets est chez eux le produit de cet engagement radical que ce groupe met en tout – ici dans le Quatuor en ré majeur op. 20 n° 4. On peut retenir une image de cet engagement unique : celle de son violoncelliste, Raphaël Merlin, dont le visage ouvert, jamais « nez dans la partition », est toujours tourné vers ses trois camarades de jeu. Dans une œuvre de 1770, une bonne partie des nuances – et donc de l’écoute active des auditeurs – est laissée au libre choix des interprètes. Dès les premières notes, ce festival de couleurs, de sons-surprises, de dynamiques aussi excitantes qu’inattendues suscite de notre part, une écoute tour à tour amusée (que de malice, toujours, dans le moindre allegro de Haydn !) et totalement admirative à l’égard de ces quatre musiciens dont la cohésion, le mélange d’exigence et d’imagination rendent Haydn captivant.
© Lucien Grandjean
Tout autre est la grande page du XXe siècle qui s’enchaîne. Ecrite à Moscou en 1960, l’ère stalinienne étant achevée, elle est, au-delà de sa dédicace officielle aux victimes de guerre, puissamment autobiographique (1). Même si « le pire » semblait s’éloigner, Chostakovitch, pleinement conscient de la réalité du régime, s’était senti, au début de cette année-là, acculé à adhérer « officiellement » au parti communiste, afin que ses œuvres d’envergure (symphonies, opéras) puissent être exécutées. Le tourment intérieur de cet opposant de toujours qu’il était au régime communiste, face à cette situation nouvelle, proprement insupportable, l’amena à s’épancher dans ce Huitième Quatuor, écrit dans un état d’esprit que cette citation livre très clairement : « Je me suis dit qu’après ma mort personne sans doute ne composerait d’œuvre à ma mémoire. J’ai donc résolu d’en composer une moi-même. » Gorgée d’auto-citations, cette œuvre en cinq mouvement enchaînés (dont trois lents) alterne les moments d’abattement complet, en longues tenues filées où les Ebène ont fait merveille, parce que leur cohésion est totale, ce qui n’empêche jamais l’un ou l’autre, de faire distinctement entendre sa voix – comme par exemple ce petit solo de violoncelle dans le suraigu, vers la fin de l’ouvrage –avec des moments de violence rageuse, puissamment autodestructrice, si profondément russe dans son excès. Là, pour nous, les Ebène sont trop… courtois. C’était leur premier Chostakovitch : on peut être certain qu’ils n’en resteront pas là.
Tout aussi autobiographique, mais dans une acception plus « romantique », est le Quintette de César Franck, né sans doute de l’émoi amoureux ressenti pour la compositrice Augusta Holmès. Là, la rencontre entre le Quatuor Ebène et Daniil Trifonov fut, de la première note du torrentiel premier mouvement à la dernière du finale, parfaitement au diapason de cet ouvrage si émouvant, dans son expression d’un Eros sublimé. Entre ces deux mouvements de feu, un mouvement lent onirique à souhait nous fut joué par cinq musiciens qui nous emmenèrent, littéralement, dans les nuages. On ne sait quoi admirer le plus : la beauté du phrasé de Trifonov, sa puissance expressive, jamais dure, jamais « couvrant » le quatuor, alors qu’il mena sa partie avec une ardeur impressionnante, ses doigts de cristal, sa pédale si légère, dans le mouvement lent, mais surtout unisson psychique dans lequel ces cinq musiciens qui se rencontraient pour la première fois vécurent et nous transmirent cette demi-heure de musique. Standing ovation d’un public des plus attentifs, qui n’aurait demandé que d’entendre le quintette à nouveau ! Espérons que cette rencontre entre les interprètes aura des suites – la quantité de chefs-d’œuvre pour quintette ne manque pas – et gageons que ce concert sera l’un des moments forts du Festival 2022
Stéphane Goldet
(1) À ce titre, on peut établir un parallèle avec la Suite lyrique d’Alban Berg (1925), le Deuxième Quatuor « Lettres intimes » de Janáček (1928) et le Sixième Quatuor de Bartók (1939). Pour chacun de ces compositeurs, un ou plusieurs (dans le cas de Bartók) événements ont déclenché la nécessité de se remettre au quatuor à cordes. A chaque fois, la postérité y reconnaîtra un chef-d’œuvre de premier plan de son auteur.
Verbier, église, 26 juillet 2022 / Concert disponible en replay sur la chaîne medici.tv, et en version audio sur RSR Espace 2 : www.rts.ch/audio-podcast/2022/audio/verbier-festival-direct-haydn-chostakovitch-et-franck-25840955.html
Photo © Lucien Grandjean
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