Journal

Les Archives du Siècle Romantique (19) - Camille Saint-Saëns : « Le théâtre au concert »

« Plaisirs d’amour » : inscrit dans la saison du Palazzetto Bru Zane, le programme que Sandrine Piau interprète avec la complicité de Julien Chauvin et de son Cercle de la Loge sera présenté à la Seine Musicale le 23 mars avant de partir en tournée – Metz (25 mars), Grenoble (5 avril), Essen (7 avril) et Caen (14 avril). Des ouvrages de Berlioz, Bordes, Dubois, Guilmant, Massenet, Saint-Saëns et Vierne, entrecoupées de quelques pièces instrumentales de Debussy, Duparc, Massenet et Ravel, y mettent à l’honneur la mélodie avec orchestre, genre qui fit une percée remarquable dans le répertoire français sous la Troisième République – dont l’avènement correspond précisément à celui de la Société Nationale de Musique. Son développement témoignait de la volonté de proposer aux concerts une musique vocale qui leur serait propre et de remplacer les fragments d’opéra, trop nombreux de l’avis de certains.
« La symphonie tend à disparaître, menacée par l’envahissement de la musique écrite en vue du théâtre, laquelle prend indûment sa place », regrettait par exemple Camille Saint-Saëns (photo) dans des lignes datées de 1900. Extraites des Portraits et souvenirs, elles forment la matière d’un nouveau chapitre des Archives du Siècle Romantique, que Concertclassic vous présente chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane.
Saint-Saëns aura d'ailleurs tiré les conséquences de son constat et apporté une contribution de taille à l'essor de la mélodie avec orchestre, comme l’illustrent les pages retenues par S. Piau et J. Chauvin pour leurs « Plaisirs d’amour » ou encore le magnifique enregistrement de Yann Beuron et Tassis Christoyannis, sous la direction de Markus Poschner à la tête de l’Orchestre de la Suisse italienne, paru l'an dernier (1CD Alpha).
 

Alain Cochard

*  *
*

 
 
 
Camille Saint-Saëns : « Le théâtre au concert »
Extrait des Portraits et souvenirs : l’art et les artistes (1900)
 

[…] Nous vivons maintenant dans l’abondance des beaux concerts, et l’on est fort souvent embarrassé le dimanche pour savoir où aller, parce qu’on voudrait être partout à la fois. Une seule chose m’afflige quand je regarde les affiches : c’est que la symphonie tend à disparaître, menacée par l’envahissement de la musique écrite en vue du théâtre, laquelle prend indûment sa place.
Il est en art une vérité qu’on ne devrait jamais oublier, c’est que rien de ce qui n’est pas approprié à sa destination ne saurait être réellement bon. Chaque œuvre doit être vue dans son cadre. Dans la pratique, cette vérité, comme beaucoup d’autres, souffre des tempéraments. De tout temps, on a songé à enrichir les programmes de concert avec des fragments empruntés au théâtre, dont il y aurait grand dommage à se priver. Les ouvrages disparus du répertoire, ceux des théâtres étrangers contiennent des pages admirables que l’on n’entendrait jamais, si les concerts n’étaient pas là pour les recueillir ; mais ces infractions légitimes à une règle ne doivent pas devenir la règle ; on doit, au contraire, garder dans les concerts la première place aux œuvres écrites spécialement pour eux, sous peine de fausser le goût du public et d’amener une décadence fatale. En France, on aime tellement le théâtre qu’on en met partout. Nos jeunes compositeurs l’ont toujours en vue ; s’ils écrivent pour les concerts, au lieu d’œuvres réellement symphoniques, ce sont trop souvent des fragments scéniques qu’ils nous donnent, des marches, des fêtes, des danses et des cortèges à travers lesquels on entrevoit, au lieu du rêve idéal de la symphonie, la réalité très positive de la rampe. Les fragments d’opéras sont devenus la première attraction des concerts, comme s’il n’y avait pas, dans la musique de concert proprement dite, un aliment suffisant pour l’appétit des amateurs.

Saint-Saëns sur la plage de Dieppe en 1909 © Bibliothèque du conservatoire de musique de Genève

Or, il y a tout un monde.
Haydn a écrit cent dix-huit symphonies ; la collection complète, en copies très correctes, est à la bibliothèque de notre Conservatoire. Beaucoup d’entre elles ne sont que de simples divertissements, écrits au jour le jour, pour les petits concerts quotidiens du prince Esterhazy ; mettons que le quart mérite d’être exécuté : cela fait encore un joli chiffre. En tout cas, les magnifiques et célèbres symphonies qu’Haydn écrivit à Londres, pour les concerts de Salomon, ont un droit incontestable à la lumière du jour. Haydn est le père de la musique instrumentale moderne ; qui ne connaît pas son œuvre ne saurait se mettre à un juste point de vue pour juger les œuvres actuelles ; dans ses deux oratorios, la Création, les Saisons, il a déployé une fertilité d’invention, une richesse de coloris qui tiennent du prodige, et tels effets dont nos amateurs attribuent l’invention à Mendelssohn ou à Schumann existent déjà clans ces œuvres merveilleuses. Haydn possède un atticisme étonnant, analogue à celui de nos écrivains français du temps passé. Il sait toujours s’arrêter à temps, et sa musique n’engendre jamais l’ennui. Elle n’est ni shakespearienne ni byronienne, c’est évident ; Haydn n’était pas un agité, son stylo reflète la sérénité de sa belle âme. Est-ce une raison pour écarter ses œuvres ? Une galerie de tableaux se couvrirait de ridicule, si elle remisait au grenier un Pérugin, sous prétexte qu’on n’y prouve pas les effets troublants d’un Ruysdaël ou d’un Delacroix. Il en est d’un répertoire de concert comme d’une galerie de peinture : tout ce qui est bon doit y trouver place. Le public, mesurant volontiers la valeur des œuvres à l’intensité des sensations qu’elles lui font éprouver, se trompe du tout au tout : c’est l’élévation des idées, leur originalité, la profondeur du sentiment et la beauté du style qui font la valeur des œuvres, non le trouble plus ou moins grand que leur audition amène dans le système nerveux. La recherche de la sensation, lorsqu’elle devient le but de la musique, la tue à bref délai, amenant en peu de temps une monotonie insupportable et une exagération mortelle.

Sandrine Piau © Sandrine Expilly

Avec Mozart, depuis que les éditeurs Breitkopf et Haertel ont publié ses œuvres complètes, nous sommes en possession d’une mine inépuisable. Mozart improvisait constamment : il y a un choix à faire dans le monde des œuvres qu’il nous a laissées ; mais le nombre des morceaux dignes d’admiration est vraiment extraordinaire. Les symphonies de Beethoven elles-mêmes n’ont pu réussir à éclipser la Symphonie en Sol mineur (sur laquelle, Deldevez a écrit, dans Curiosités musicales, des lignes si fines et si instructives), la Symphonie en Ut majeur (Jupiter), dont l’adagio seul est une des merveilles de la musique. Les motets avec orchestre sont des chefs-d’œuvre, et leur vraie place est plutôt au concert qu’à l’église, où ils sembleraient aujourd’hui quelque peu mondains, comme toute la musique religieuse de la même époque ; et rien n’est comparable à la collection des concertos pour piano. Il y en a une trentaine, dont les deux tiers sont de premier ordre ; la variété des combinaisons, la richesse des effets, en, font une création à part. On sait qu’il est de mode, chez les amateurs dits « avancés », de mépriser les concertos et, en général, tout ce qui touche à la virtuosité ; si bien qu’un riche répertoire, comprenant des œuvres de Sébastien Bach, Beethoven, Mozart, Mendelssohn, Schumann, et des meilleurs, est mis à l’index. On croit montrer ainsi une réelle délicatesse de goût : on ne montre, en réalité, qu’une profonde ignorance de l’histoire et de la nature de l’art, soit dit en passant et sans intention de froisser personne.
Beethoven n’a pas écrit que ses Neuf Symphonies. On a de lui des chœurs détachés avec orchestre, et son oratorio, le Christ au mont des Oliviers, qui n’est pas de sa grande manière, mais dont le charme et la fraîcheur ne sauraient être trop vantés.

Julien Chauvin © Franck Juery

Inutile de parler de l’œuvre de Mendelssohn, il est assez connu ; cependant Elie œuvre gigantesque, complet à tous les points de vue, chef-d’œuvre et type de l’oratorio moderne, a été bien rarement exécuté à Paris, pour ce qui est de l’oratorio ancien, qui constitue a lui seul toute une bibliothèque, on a prétendu que notre public ne se l’assimilerait pas. C’est un préjugé, et rien de plus : les tentatives de M. Lamoureux dans ce genre avaient attiré non seulement, le public, mais la foule. Si nous avions une vaste salle munie d’un orgue, une société chorale et orchestrale formée en vue de ce genre, faisant entendre l’œuvre immense (et beaucoup plus varié qu’on ne le suppose) de Haendel, ce qu’il est possible d’exécuter dans celle de Bach, et tant d’œuvres modernes, depuis, Mendelssohn et Schumann jusqu’à Gounod et M. Massenet, en passant par Berlioz et Liszt, croit-on que le public lui ferait défaut ? Jules Simon, lorsqu’il était ministre, a caressé, ce beau rêve artistique : malheureusement les ministres passent, et les idées restent... sur le carreau. Pourtant nous avons eu, en outre des brillantes tentatives de M. Lamoureux, les exécutions plus modestes dues à l’initiative de M. Bourgault-Ducoudray, celles de la Société Concordia. Tous, ces essais ont prouvé la vitalité du genre et la faveur dont il jouirait près de notre public, si celui-ci était admis à le mieux connaître.
De Berlioz, on entend la Damnation de Faust et la Symphonie fantastique, quelquefois Roméo et Juliette ; on joue encore l’ouverture du Carnaval romain, plus rarement celle de Benvenuto Cellini, qui l’égale, si elle ne la surpasse. Mais l’Enfance du Christ, la symphonie Harold, les ouvertures et les chœurs détachés, tout cela durait besoin d’exécutions réitérées pour entrer dans la mémoire et être goûté comme il convient. Nous avons des concerts dont chaque programme porte le nom de Richard Wagner, et nous n’en avons pas qui fassent le même honneur à Berlioz.

Enfin, il est souverainement injuste de ne pas exécuter les Poèmes symphoniques de Liszt, les symphonies Faust et Dante. Musique de pianiste ! a-t-on dit ; mais Liszt, sur le piano, n’était pas du tout un « pianiste ». À qui ne l’a pas entendu dans son éclat, il est presque impossible d’en donner une idée ; Rubinstein seul pouvait le rappeler par sa puissance surhumaine, son grand sentiment artistique, son action énorme sur l’auditoire ; mais de telles natures ne sauraient être semblables, et Liszt était tout autre chose. Rubinstein domptait les difficultés comme Hercule terrassait l’hydre de Lerne ; devant Liszt, elles s’évanouissaient ; le piano était pour lui une des formes de l’éloquence.
On l’a accusé de choses absurdes, d’avoir cherché à mettre en musique des systèmes philosophiques. Cela est complètement faux ; Liszt n’a jamais traduit musicalement que des idées poétiques et si l’on veut condamner toute musique autre que la « musique pure », alors ce n’est pas seulement la sienne qu’il faudra rejeter, mais aussi la Symphonie pastorale, les symphonies et les ouvertures caractéristiques de Mendelssohn, tout Berlioz et tout Wagner. On a prétendu que ses œuvres étaient incompréhensibles ; cependant les Préludes, le Tasse ont été essayés à Paris avec un succès complet, alors que tant de pages de Berlioz, Schumann, Wagner, Mendelssohn même, n’ont pas été comprises du premier coup. Liszt a créé, avec ses Poèmes symphoniques, un genre nouveau : c’en est assez pour qu’il ait droit à une grande place dons les concerts symphoniques. En l’en exilant, comme on le fait, on ne commet pas seulement une injustice : on supprime, au détriment du public, une page essentielle de l’histoire de l’art.Sera-t-il permis de faire remarquer qu’avec tout l’œuvre de Berlioz, les oratorios et les pièces symphoniques de Gounod et de M. Massenet, les œuvres de Bizet, de Léo Delibes, de Lalo, de Godard, de Mmes de Grandval et Holmès ; d’autres encore que je pourrais nommer, celles, si captivantes, des orientalistes, Félicien David avec son Désert magique et M. Reyer avec son délicieux Sélam, les œuvres éclos sous l’inspiration du Grand Concours de la Ville de Paris, nous avons tout un répertoire français qui n’est pas tant à dédaigner ? Si vous voulez de l’exotique, vous pouvez prendre les symphonistes italiens, depuis Bazzini jusqu’à M. Sgambati, les Scandinaves, les Tchèques, les Hongrois, la brillante école belge, la puissante école russe, l’école allemande dont la fécondité est devenue tellement débordante qu’elle menace de se submerger elle-même ; l’école anglaise qui renaît de ses cendres, l’école américaine qui commence à naître ; et vous verrez que les concerts pourraient, s’ils le voulaient, ne rien devoir à la musique de théâtre ; que, s’ils lui ouvrent leurs portes, ce doit être à la condition qu’elle ne mettra qu’un pied chez eux, et non quatre ; et que notre public, qui croit tout connaître, ne possède qu’une faible partie des trésors auxquels il a droit. […]

© coll. part.

 

logo signature article

« Plaisirs d’amour »
Sandrine Piau, Concert de la Loge, dir. Julien Chauvin
 
Œuvres de Berlioz, Bordes, Dubois, Guilmant, Massenet, Saint-Saëns, Vierne, Debussy, Duparc, Massenet  & Ravel
 
23 mars 2018 – La Seine Musicale, Boulogne-Billancourt
25 mars 2018 – Arsenal de Metz
5 avril 2018 – MC:2, Grenoble
7 avril 2018 – Philarmonie Essen (Allemagne)
14 avril 2018 – Théâtre de Caen
www.bru-zane.com/fr/plaisirs-damour-in-tournee/

Photo © DR

Partager par emailImprimer

Derniers articles