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Les Archives du Siècle Romantique (33) – Camille Saint-Saëns se remémore la création du Faust de Gounod en 1859 au Théâtre Lyrique
Au côté de Carmen, le Faust de Gounod compte parmi les opéras français les plus universellement célèbres. Ce n’est toutefois pas dans sa première version de 1859 (avec dialogues parlés et mélodrames) que l’ouvrage a conquis la gloire qui est aujourd’hui sienne, mais dans la mouture réalisée pour l’Opéra de Paris en 1869 (sur laquelle l’auteur apporta d’ailleurs des retouches au fil des reprises successives). Celle-ci a fini par complètement occulter une version primitive dont la redécouverte a fait l'événement le 14 juin 2018 au Théâtre des Champs-Elysées, dans le cadre du 6ème Festival Palazzetto Bru Zane à Paris, avec une distribution idéale (Véronique Gens, Benjamin Bernheim, Andrew Foster-Williams, etc.) placée sous la direction d’un Christophe Rousset formidablement impliqué à la tête de ses Talens Lyriques.
Hors de question pour le PBZ de mettre pareille équipe au service d’une aussi précieuse initiative sans en garder la trace enregistrée : on attendait avec impatience la parution de ce premier Faust ; le voici ! Ce à un moment symbolique : dans quelques jours en effet, le Centre de Musique romantique française fêtera ses 10 ans d’existence lors d’un week-end vénitien (20-22 sept.) comprenant un récital de Véronique Gens – artiste fidèle entre les fidèles au PBZ –, accompagnée par l’excellent ensemble I Giardini (1), et les deux premiers rendez-vous d'un Cycle Reynaldo Hahn dont la comédie musicale La Carmélite (en version de concert) à Toulouse le 14 mars prochain sera le point d'orgue.
Que de chemin parcouru depuis une décennie, et que de bonheur(s) pour les amoureux du répertoire français, grâce au travail mené par Alexandre Dratwicki et toute son équipe ! Avec l’aventure du PBZ, la perception et l’interprétation du répertoire français auront été renouvelées en profondeur. L’aventure ne fait d’ailleurs que commencer ; bien des surprises nous attendent encore. Nul doute par exemple que l’année 2021 et le Centenaire Saint-Saëns occuperont beaucoup le Palazzetto ...
C’est d’ailleurs à l’auteur de Samson et Dalila que le 33e épisode des Archives du Siècle Romantique donne la parole à l’occasion de la sortie de Faust dans la collection Opéra français. Par sa longévité, Saint-Saëns constitue un témoin irremplaçable : en 1913, avec une mémoire aussi claire que l'était sa pensée musicale, il se remémorait dans les colonnes de Je sais tout la création de l’œuvre de Gounod, le 19 mars 1859 au Théâtre Lyrique, avec Caroline Carvalho (1827-1895) en Marguerite - un rôle nouveau pour une chanteuse que l’on avait jusque là connue dans des emplois bien plus légers.
Souvenirs qui fournissent aussi au compositeur prétexte à méditer sur les opinions émises à propos des œuvres d'art. Un domaine où, comme chacun sait, il ne faut s’étonner de rien ...
Alain Cochard
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Camille Saint-Saëns sur la plage de Dieppe © Bibliothèque du conservatoire de musique de Genève
Impressions de premières : Faust
Camille Saint-Saëns
Extrait d’un article paru dans Je sais tout, octobre 1913.
[…] Au Conservatoire, dans la classe d’Halévy, je livrais de véritables batailles ; on ne comprenait pas comment j’osais mettre en parallèle Halévy qui avait fait La Juive et M. Gounod qui avait fait Sapho. Il est certain que pour s’affirmer, il fallait à celui-ci de plus grands ouvrages. Il obtint à grand-peine le livret de La Nonne sanglante, proposé successivement à Meyerbeer et à Berlioz qui en avait commencé la musique ; on a même accusé Gounod d’avoir enlevé à ce dernier ce malencontreux poème. La vérité est que Berlioz, comme Meyerbeer, séduit par les commencements de la pièce, avait reculé devant les trois derniers actes. Dans cette partition, Gounod n’est plus lui-même ; on y sent l’effort de l’auteur mis dans l’alternative d’illustrer un poème qui ne lui plaît guère, ou de renoncer, à tout jamais peut-être, au théâtre qu’il convoite. « Si La Nonne sanglante ne réussit pas, Gounod est perdu », disait-on dans son entourage. La Nonne sanglante échoua complètement, et ce fut un désastre : Gounod était « vidé », était fini ; ne ferait plus jamais rien. Le camp ennemi était dans la joie, les amis étaient consternés ; il y eut une éclipse de plusieurs années.
Gounod à l'époque de la création de Faust © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
Je fréquentais alors chez Jules Barbier, à qui j’avais été présenté par mon ami Le Libon, qui fut directeur des postes. Mme Barbier, très belle, était douée d’une voix et d’un talent qui auraient fait la fortune d’un théâtre, et l’on faisait dans son salon beaucoup de musique mais ce n’était pas le temple de la musique sérieuse : Beethoven et Mozart y passaient pour des raseurs et Victor Massé était le grand homme du cénacle. Aussi fus-je extrêmement surpris d’y voir un jour apparaître Gounod, et d’apprendre par la maîtresse de la maison que l’on préparait un Faust pour le Théâtre-Lyrique, lors situé Boulevard du Temple. J’entendis là pour la première fois, chantée par l’auteur, toute la première scène, et j’avoue que l’invocation : « Salut, ô mon dernier matin », ne m’avait point séduit. Mais plus tard, chez lui, Gounod me chanta le Duo du « Jardin », et j’eus l’impression qu’une œuvre supérieure allait voir le jour.
Les répétitions furent longues et laborieuses ; il y eut force tâtonnements et remaniements dont la trace est conservée dans le livret, annoté d’un bout à l’autre par l’auteur qui me l’a donné et que l’on peut voir dans mes archives conservées au Musée de Dieppe. Après une première répétition générale, la pièce fut accrochée pour ne reparaître que trois semaines plus tard. Pendant ce temps, l’opposition travaillait. Les frères Escudier, éditeurs des opéras italiens, avaient la main dans tous les journaux et comptaient bien s’opposer à un succès qu’ils auraient considéré pour eux comme une défaite. Le théâtre, les amis de l’auteur, annonçaient l’apparition d’un chef-d’œuvre ; et l’on attendait avec la plus grande curiosité la transformation de Mme Carvalho, grande favorite du public, qui de l’emploi de chanteuse légère où elle avait brillé d’un si vif éclat passait à celui des héroïnes lyriques et dramatiques.
Vint enfin cette « première », une des plus sensationnelles qu’on ait vues. Longtemps avant que de l’orchestre on eût entendu les premières notes, la salle était comble. On remarquait beaucoup, au balcon, la présence de Mme Viardot que l’on savait depuis longtemps brouillée avec l’auteur. Le Prélude fit une bonne impression, malgré le couac dont un cor, pris de peur, illustra fâcheusement la péroraison. Le prologue fut bien accueilli. D’ailleurs, il n’y eut pas, dans toute la soirée d’opposition franchement exprimée ; et si le public eût été vraiment livré à lui-même, c’eût été dès l’abord un grand succès. Mais l’ennemi avait travaillé dans l’ombre, et la prévention, si bien décrite par Beaumarchais, avait fait on œuvre : le public était séduit, mais il ne voulait pas en convenir et dénigrait dans les entractes l’œuvre qu’il avait applaudie.
Caroline Carvalho en Marguerite © BnF
Le « Chœur des Vieillards » fut bissé. Chanté à demi-voix, dans un mouvement modéré, c’était alors une chose délicate et charmante dont les spectateurs actuels n’ont point idée, maintenant qu’on en fait une grossière caricature, dans certains théâtres, on y introduit même des éclats de rire !
L’apparition de Marguerite fut une surprise et un enchantement. Avec ces quelques mots : « Non, monsieur, je ne suis demoiselle ni belle », Mme Carvalho conquit la salle du premier coup. Cette voix si pure, cette diction, ce charme sans pareil, ce style, on ne les a jamais retrouvés… […]
Cet air des bijoux, tant reproché à Gounod, fut pourtant de sa part un acte de courage, d’une ténacité dont il n’a pas toujours fait preuve. Mme Carvalho voulait un air plus brillant, où elle pût déployer la merveilleuse exécution qui avait été jusqu’alors son plus grand élément de succès ; mais ce qu’elle obtint plus tard, non sans peine pour le rôle de Juliette, elle ne l’obtint pas pour celui de Marguerite. Un trille suivi d’une gamme de sept notes, c’est tout ce qu’elle obtint dans le domaine de la fioriture. De ce trille, de cette gamme, elle faisait merveille.
[…]
Dans le monde, on parlait beaucoup de Faust et le nouvel opéra était l’objet de discussions passionnées, présages du succès futur. D’aucuns trouvaient Méphistophélès insuffisamment diabolique ; il est certain que celui de Berlioz l’est d’autre façon. Pour les Philistins – le croirait-on ? – l’acte du jardin faisait longueur ; et cela se disait tellement qu’il fut question de la supprimer. Mais la plus grande critique et la plus injuste de toutes visaient l’originalité de cette musique, si différente pourtant de tout ce qui s’était vu jusqu’alors au théâtre. Gounod, disait-on couramment, est un érudit qui écrit avec ses souvenirs ; il n’a rien à lui. N’ai-je pas vu faire le même reproche à Tristan, dont la musique, disait-on, était directement inspirée des œuvres de Weber ? N’ai-je pas lu que Gounod, en s’imaginant composer la musique du poème de Goethe, écrivait simplement un opéra italien ? que sa musique allait de la froideur au sentimentalisme, sans jamais trouver le naturel ? En fait d’opinions émises sur les œuvres d’art, il ne faut s’étonner de rien.
(1) Intitulé « Une nuit d’été », le récital Véronique Gens/ I Giardini sera repris à Paris le 15 juin 2020 / bru-zane.com/fr/evento/una-notte-destate/
Cycle Reynaldo Hahn : bru-zane.com/fr/ciclo/ciclo-reynaldo-hahn/
Illustration (Faust et Marguerite) © BnF
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