Journal
Les Archives du Siècle Romantique (4) – "Souvenirs de ma vie" de Théodore Dubois
Le Palazzetto Bru Zane a eu du flair en programmant le Quatuor Hanson (Anton Hanson, Jules Dussap, Gabrielle Lafait & Simon Dechambre) dans sa saison 2016-2017 car, depuis l’élaboration de celle-ci, la jeune formation française (fondée en 2013 au CNSMD de Paris), déjà lauréate du Concours International de Musique de Chambre de Lyon en 2015 et résidente depuis cette même année à la Fondation Singer-Polignac, a fait des étincelles au Concours International de Musique de Genève en novembre dernier : c’est en effet le 2ème Prix de la prestigieuse compétition helvétique qui se présentera le 21 janvier sur la scène du Palazzetto avec un programme « Académisme et modernité » réunissant le Quatuor n° 1 (1909) de Théodore Dubois (photo) et l’unique et tardif Quatuor op. 121 de Fauré, terminé en septembre 1924 deux mois avant la disparition du maître.
L’occasion était toute trouvée pour les Archives du Siècle Romantique, que Concertclassic vous propose chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, de laisser la parole à Théodore Dubois (1837-1924), directeur du Conservatoire de Paris (1896-1905) – où il avait succédé à Ambroise Thomas – et compositeur longtemps méprisé que diverses initiatives discographiques (dont en particulier un volume de la collection « Portraits » du PBZ) sont venues éclairer d’une lumière nouvelle.
Les lignes qui suivent sont tirées de Souvenirs de ma vie, ouvrage dans lequel celui qui se décrit comme "un artiste convaincu, passionnément épris de son art" raconte son parcours et se révèle fin observateur du monde musical - et de la nature humaine ! ...
A.C.
Théodore Dubois, Souvenirs de ma vie (extraits)
Nomination à la direction du Conservatoire
La direction du Conservatoire devenait vacante. Tout le monde songeait à Massenet pour succéder au maître disparu. Sa haute situation, ses grands succès le désignaient naturellement. Des offres lui furent faites dans ce sens. Il était très désirable, pour le prestige de l’École, qu’il les acceptât. Un moment, on avait cru le fléchir, mais finalement, ne voulant pas aliéner sa liberté, il refusa. D’autres personnalités artistiques éminentes auraient pu occuper ce poste, mais à toutes les combinaisons qu’on envisageait, on se heurtait à des difficultés ou à des impossibilités. Il fallait pourtant trouver une solution. C’est alors qu’on pensa à moi. Je le dis ici sans fausse modestie, j’étais loin de m’attendre à un pareil honneur, et lorsqu’un matin Roujon et Des Chapelles vinrent, de la part du ministre, me prier d’accepter la direction du Conservatoire, j’en fus si surpris et si troublé, que j’hésitais sincèrement à accepter une telle responsabilité. Ma femme, qui venait de se casser le bras, et qui était encore souffrante, hésitait plus que moi. Il fallut l’avis et le conseil formel de Réty pour nous décider. Nous avions peur, nous ne savions trop de quoi nous avions peur ! Notre vie, tranquille jusque-là, nous avait peu préparés à une existence si différente ! Nous nous ferions beaucoup d’ennemis ! Nous aurions beaucoup d’envieux, de jaloux, etc. ! Ma situation musicale m’imposait-elle aux yeux de tous pour ces importantes fonctions ! Tout cela nous laissait perplexes et assez troublés ! Enfin, je donnais une réponse affirmative et je fus nommé. Je ne me dissimulais pas les difficultés de toutes sortes auxquelles j’allais me heurter, mais le vin était tiré, il fallait le boire, et j’étais décidé à exercer mes fonctions avec fermeté et courage.
Une chose aussi me préoccupait sérieusement, à savoir si je ne serais pas tellement absorbé que tout travail personnel me serait interdit. Cette pensée m’était très pénible. Je savais combien il me faudrait payer de ma personne, surtout avec un nouveau secrétaire général, ignorant tout de l’administration de la maison.
Mon ami Réty, se sentant fatigué, n’avait pas voulu céder aux instances du ministre et, ayant demandé sa retraite avant ma nomination, on lui avait donné immédiatement un successeur ; de sorte que, lorsque je pris mes fonctions je trouvais déjà installé au secrétariat monsieur Bourgeat, jusque-là journaliste. Heureusement, je connaissais bien le fonctionnement du Conservatoire, ayant été professeur pendant 25 ans, membre des comités, des jurys, du conseil supérieur, et ayant présidé plusieurs concours et examens.
[…]
Accueil de la presse
Je dois dire que ma nomination fut très bien accueillie en France et à l’étranger. J’eus une bonne presse, ce qui ne m’arrivait pas souvent pour ma musique. Et à ce sujet, je veux consigner ici quelques réflexions sur la critique musicale – puisque je viens de parler de la presse – et de la façon dont elle exerce ce qu’elle appelle son sacerdoce.
Théodore Dubois jeune © DR
La critique musicale
Il est souvent curieux de voir avec quelle désinvolture, avec quelle audace, de quel ton dégagé, de quel air de supériorité satisfaite, de vanité prétentieuse, parlent de la musique des gens absolument ignorants des premiers éléments de cet art. Il semble qu’il suffise de n’en rien connaître pour en parler le mieux du monde et pour imposer son opinion à l’univers. Ainsi en use une certaine partie de la critique française ; et le public de gober toutes les insanités issues de la plume de ces aristocrates sans vergogne !
Quand ils ne sont qu’ignorants, passe encore ; on en est quitte pour sourire. Mais quand avec cela ils sont sectaires, méchants, passionnément injustes, on est tenté de se révolter et de crier au public : « Vous ne voyez donc pas ces gens-là vous trompent, ne savent ce qu’ils disent. » Je ne citerai personne, mais il en est qui pourraient se reconnaître si la vanité ne les aveuglait.
La belle et saine critique devrait être faite par des écrivains compétents, sans parti pris, sans attache à telle ou telle chapelle, indépendants enfin, sachant voir le rôle élevé de la mission très noble qu’ils ont à remplir ! Toute question de personnes devrait être soigneusement écartée pour laisser place seulement à l’intérêt artistique.
Je sais bien qu’on va me répondre : « Peu importe, laissez-les dire, le temps fera son œuvre. » C’est possible ; en attendant, des artistes distingués, de talent, de bonne foi souffrent dans leur amour-propre, dans leur carrière, de ces diatribes venimeuses, vilipendés sans cesse et sans raison. Et ils ne peuvent se défendre, entamer aucune polémique, car ils auront toujours le dessous avec des gens dont le métier est de manier la plume, et qui la manient souvent fort bien !
Quel remède à cet état de choses ? Je n’en vois point – hélas ! – sinon s’armer d’une grande philosophie !
Je reviens au Conservatoire où m’incombaient les devoirs les plus sérieux.
Un concours au Conservatoire par Resnouard (de g. à dr. : Deschapelles, Thomas, Gounod, Massenet, Réty, Delibes, Leduc) © DR
J’ai beaucoup d’amis !
Il va sans dire – l’on n’aura pas de peine à me croire – que dès que ma nomination fut connue, j’eus beaucoup plus d’amis qu’avant. Je ne m’en connaissais pas autant ! J’étais le soleil levant ; il fallait bien le saluer ! Je fus aussitôt accablé de protestations de toutes sortes. C’était de l’estime, de l’admiration, du dévouement !… Heureusement, je savais ce qu’il fallait en prendre. Je m’en tirai assez bien, et fus suffisamment diplomate pour laisser croire que j’en étais très touché !
Le soir même, je recevais des visites de gens qui n’étaient jamais venus chez moi, et avec qui je n’étais pas lié d’amitié. Ils étaient heureux d’un pareil acte de justice ! Ce n’était pas moi qu’il fallait féliciter, mais bien l’administration ! etc., etc. En réalité, je n’étais pas dupe, et démêlais parfaitement ce qui les amenait : celui-ci désirait être nommé professeur ; cet autre membre des jurys ; cet autre encore avait une fille dans une classe ! Il n’est pas jusqu’à une dame, très connue des artistes pour solliciter souvent leur concours gracieux, qui vint offrir des fleurs à ma femme, lui insinuant délicatement au cours de la conversation que madame Ambroise Thomas la menait toujours avec elle, le samedi matin, aux répétitions générales de la Société des concerts !
Je continuais donc à faire des études sur l’humanité et ma direction m’en donna assez souvent l’occasion.
Théodore DUBOIS
Extraits de Souvenirs de ma vie (présentés et annotés par Christine Colette-Kléo, préface d’Alexandre Dratwicki) / Editions Symétrie, en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, 240 pages, 30,60 € - ISBN 978-2-914373-42-5
Quatuor Hanson
Œuvres de Dubois et Fauré
21 janvier 2017 – 17h
Venise – Palazzetto Bru Zane
http://www.bru-zane.com/2016/?event=dubois-faure&lang=it
Quatuor Hanson © DR
Site du Quatuor Hanson
www.quatuorhanson.com
Photo Théodore Dubois © DR
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