Journal
Les Archives du Siècle Romantique (87) – La création de Mazeppa de Clémence de Grandval à l’Opéra de Bordeaux ( La Gironde, 26 avril 1892)
Irremplaçable pour l’amateur de raretés lyriques, la collection « Opéra français » du Palazzetto Bru Zane s’enrichira très bientôt (sortie le 24/01/2025) de la Grisélidis de Jules Massenet. Une version captée – comme le Centre de musique romantique française en a l’habitude – parallèlement à l’exécution de l’ouvrage en version de concert (en 2023, à Montpellier puis à Paris). Laurent Bury vous avait dit sa réussite sur la scène languedocienne (1), avec une Vannina Santoni particulièrement touchante et convaincante dans le rôle-titre, entourée de Julien Dran, Thomas Dolié, Tassis Christoyannis, Antoinette Dennefeld, Adèle Charvet, Adrien Fournaison et Thibault de Damas, tous sous la baguette aussi raffinée qu’engagée de Jean-Marie Zeitouni. Distribution luxueuse pour un enregistrement indispensable aux amoureux de la musique de Jules Massenet et qui fait de cet auteur le mieux servi avec Camille Saint-Saëns parmi la quarantaine de références d’« Opéra français ».
Après son irrésistible Diable dans Grisélidis, Tassis Christoyannis tient le rôle-titre du Mazeppa de Clémence de Grandval © Valeria Isaeva
Une série où s’inscrira dans quelques mois le Mazeppa de Clémence de Grandval (1828-1907) : patience, nous n’en sommes pas encore là ! Il s’agit pour l’heure d’enregistrer cette composition, le 19 janvier au Prinzregententheather de Munich. (2) Une entreprise particulièrement prometteuse puisque la distribution rassemblera Tassis Christoyannis, Nicole Car, Julien Dran, Ante Jerkunica et Pawel Trojak, les forces chorales et symphoniques de la Radio Bavaroise – complices de longue date du Palazzetto Bru Zane – étant placées sous la direction de l'Estonien Mihhail Gerts.
Formée à la composition par Von Flotow et Camille Saint-Saëns, Clémence de Grandval n’est certes plus une inconnue pour les curieux de partitions rares. Ils ont déjà pu entendre quelques unes de ses mélodies, des pièces instrumentales (la flûte et le hautbois y sont très présents) et des pages sacrées (dont le Stabat Mater, donné en 2023 à Royaumont dans le cadre du Festival Un Temps pour Elles). Reste que l’ultime réalisation lyrique de l’artiste, Mazeppa, demeure quasi entièrement inexplorée, hormis deux séduisants extraits symphoniques (Entracte et Danse ukrainienne) entendus au TCE sous la direction d’Hervé Niquet lors du 10e Festival Palazzetto Bru Zane Paris en juin 2023 (3).
Que vous preniez le chemin de Munich ou attendiez la sortie de l’enregistrement, les Archives du Siècle Romantique vous invitent à découvrir l’article que Paul Lavigne (1834-1903) écrivit pour La Gironde dans la foulée de la création de Mazeppa à Bordeaux le 23 avril 1892. En cinq actes et six tableaux sur un livret de Charles Grandmougin et Georges Hartmann, cet opéra reçut un chaleureux accueil (4) et refermait une liste de neuf partitions lyriques ouverte en 1859 avec Le Sou de Lise. La vicomtesse de Grandval n’a sans doute pas fini de nous surprendre ...
Alain Cochard
La Gironde, 26 avril 1892
Revue Musicale
Mazeppa, Opéra inédit
Il serait bien à désirer de voir s’établir de plus en plus et s’implanter définitivement l’usage de représenter sur nos principales grandes scènes départementales des ouvrages inédits, ayant pour auteurs des compositeurs connus et appréciés. Aujourd’hui que nos provinces peuvent être considérées à bon droit comme de véritables faubourgs de Paris, par suite et de la suppression des distances, et du renversement définitif de certaines barrières intellectuelles, les grands théâtres de Bordeaux, de Lyon, de Marseille, etc., semblent tout naturellement désignés pour devenir, sans qu’ils aient besoin de négliger pour cela le répertoire courant, de véritables succursales des théâtres lyriques de la capitale. Il y a depuis longtemps, à Paris, trop plein évident dans les cartons des compositeurs. Les partitions remarquables ne sont pas toujours acceptées, et trop souvent leurs auteurs manquent de théâtres pour les faire représenter…
Est-il donc si nécessaire, en cette occurrence, d’aller à Bruxelles, à cet éternel théâtre de la Monnaie, qui semble vouloir accaparer la primeur de nos œuvres nationales les mieux réussies, les meilleures ? Plus nous avancerons et plus l’exemple de M. Saint-Saëns, allant offrir à Lyon son Étienne Marcel, sera suivi par nos compositeurs. Il ne s’agit pas du tout ici, qu’on le remarque bien, de faire « de la décentralisation », mais au contraire d’aider Paris en montant spécialement les ouvrages que le manque de scènes et la mauvaise volonté des directeurs, bien plutôt que l’encombrement d’opéras supérieurs, empêchent journellement d’y représenter.
© Palazzetto Bru Zane
Si jadis pareille chose avait pu avoir lieu, que de chefs-d’œuvre de plus ne verrions-nous pas aujourd’hui au répertoire de tous les théâtres ! Hector Berlioz, Auguste Mermet, Limnander, Edmond Membrée, Poll da Silva, d’autres encore – les vrais maîtres, en un mot, du Second Empire, ceux sur qui on aurait vraiment pu compter – existeraient maintenant dans leurs œuvres, seraient classés chacun selon son vrai mérite, et auraient naturellement préparé les voies, sans surprise et sans choc trop brusque, à ceux qui ont fait le grand mouvement musical d’il y a dix-huit ou vingt ans.
Mais ce qui, il y a trente ou trente-cinq ans, était impossible à Paris, pouvait bien moins encore avoir lieu en province. Les compositeurs d’opéra-comique « vieux jeu » régnaient alors en maîtres et gardaient toutes les issues. Les causes qui ont mené jadis la conspiration contre Richard Wagner sont, à très peu de choses près, les mêmes qui ont empêché les maîtres que nous citons plus haut d’arriver à Paris à leur heure, c’est-à-dire à ce moment favorable qui, une fois passé, ne se présente plus jamais.
J’ai déjà traité plusieurs fois cette fameuse question de la décentralisation littéraire et artistique, qui a fait dépenser en pure perte tant de flots d’encre. Mon opinion à son égard est motivée par l’expérience : il y a des faits, hélas ! devant lesquels on n’a qu’à s’incliner. Un musicien bordelais, par exemple, professeur, organiste ou simple amateur, qui parviendrait par ses hautes ou sonantes protections à se faire jouer au Grand-théâtre, pourrait être sûr à l’avance du sort qui l’attendrait : eût-il créé une partition comparable à la Juive, ou à Faust, l’indifférence générale en aurait bien vite raison ; on ne viendrait pas l’entendre – et comment lutter devant une salle absolument vide ? Ce qui tue la province, c’est la province ; on n’y admet pas que le voisin, que celui que l’on rencontre tous les jours dans la rue, puisse avoir du talent. Ceci est l’évidence même.
Friedrich von Flotow (1812-1883) © wikipedia.org
Aussi, n’est-ce pas à un compositeur du cru que M. Gravière vient de faire les honneurs de notre magnifique scène ; et les faits étant exactement tels que je viens de les dire, il n’y a lieu d’en adresser au directeur aucune espèce de reproche. […]
Mme de Grandval, à qui l’on doit la partition de Mazeppa qui vient d’être représentée pour la première fois, est loin d’être la première venue. Auteur d’ouvrages dramatiques applaudis à Paris, au Théâtre-Lyrique, à l’Opéra-Comique, aux Italiens, et même… aux Bouffes-Parisiens, lauréate du concours Rossini et de la Société des compositeurs de musique, on lui doit aussi d’importantes œuvres de musique religieuse qui n’ont pas été les moins bien accueillies de ses nombreuses productions. Depuis longtemps déjà on savait que l’auteur de Sainte Agnès et de la Fille de Jaïr s’occupait de donner la mesure complète de son talent dans un opéra sérieux destiné à consolider et à étendre encore sa réputation ; l’œuvre à laquelle elle travaillait précisément le Mazeppa dont le Grand-Théâtre de Bordeaux vient d’offrir la primeur à ses habitués. […]
Tout créateur artistique, quel qu’il soit, est élève de quelqu’un, possédât-il d’ailleurs le talent le plus original et plus personnel. C’est Grétry qui fut le professeur de composition de sa fille Lucille, plus tard Mme Marini ; c’est Fétis qui guida, au commencement de la restauration, l’inexpérience musicale de Mme Sophie Gail, la femme du professeur de grec ; c’est Adolphe Adam (lui-même le raconte dans ses Mémoires) qui initia Loïsa Puget dans l’art tout spécial d’orchestrer une partition. Mme de Grandval, dont nous avons plus particulièrement à nous occuper en ce moment, reçut successivement les leçons de Flotow, l’auteur de Martha et de l’Ombre puis de Camille Saint-Saëns, le maître éminent à qui l’on doit les splendides partitions de Samson et Dalila et de Henri VIII. C’était aller, pour ainsi dire, aux deux pôles de la musique !... […]
© Camille Saint-Saëns (1835-1921) - Musica / sept. 1908 © Bibliothèque du conservatoire de Genève
La double et successive influence de Flotow, franc mélodiste, et de Saint-Saëns, profond musicien, a dû être grande et salutaire sur Mme de Grandval, particulièrement dans l’ordre où elles ont eu lieu : c’est-à-dire la seconde corrigeant, complétant, améliorant, transformant la première. Celle de l’auteur de Martha se montre, fort heureusement, aussi peu que possible dans la nouvelle partition. Je n’ai pu parvenir à en découvrir aucune trace : Mazeppa appartient franchement à la période musicale contemporaine inaugurée peu après la guerre, et qui compte MM. Saint-Saëns, Joncières, Reyer, Massenet, Lalo, etc., parmi ses plus illustres représentants. On pense même peu à M. Saint-Saëns en écoutant cette partition, mais bien plutôt à Mireille, à Mignon, à Hamlet ; mais le compositeur dont on retrouve partout et à chaque instant les traces dans les quatre actes de Mme de Grandval, c’est sans contredit M. Massenet. Ce qui témoigne bien en faveur de la place énorme que ce maître, si éminent tient dans l’art musical de notre époque !...
Et surtout, pas d’équivoque. Hérodiade, Manon, le Cid, Esclarmonde même, ont laissé des marques évidentes dans la nouvelle partition : mais de simples tendances ne sont, après tout, ni des imitations ni encore moins des réminiscences !... La musique de M. Massenet court dans l’air, si j’ose m’exprimer ainsi, et il est bien difficile, de nos jours, à un compositeur sérieux de ne pas laisser imprégner sa propre musique de ses formes et de son coloris. Il est de fait que grâce à tous ces avatars, que grâce à ces changements continuels de genre et de manière qu’on lui a tant reprochés (et avec si peu de raison), l’auteur du Roi de Lahore embrasse dans son œuvre un horizon musical immense, et que son « faire » est extraordinairement varié, quoique partout et toujours reconnaissable. Toutes les fois que Mme de Grandval se laisse aller à sa libre inspiration, que ses idées musicales arrivent à une forme nette et précise – alors en un mot qu’elle se montre le plus elle –, la couleur Massenet apparaît presque aussitôt, et l’auditeur, mis en éveil, cherche de suite dans sa mémoire, mais sans la trouver, je me hâte de le dire, la page que ce qu’il entend semble lui rappeler. Et ne se la remémorant pas, c’est alors qu’il se rend compte de la personnalité réelle et complète de la musique qu’il écoute. Donizetti copiait-il Rossini dans sa manière italienne ? Non mille fois non ! Mais il lui était difficile d’échapper à son influence, et de ne pas se laisser entraîner souvent à son insu, dans le mouvement rossinien. […]
© Palazzetto Bru Zane
Le péché mignon de l’auteur – ne l’a-t-on pas déjà deviné ? – c’est celui-là même que l’on reprochait en 1836 à Mlle Louise Bertin : c’est de donner volontairement le pas à la force aux dépens de la grâce ? À quoi bon, franchement, vouloir montrer que l’on sait se servir des moyens matériels et employer même les grosses sonorités ? C’est là un talent aujourd’hui si répandu, et qui prouve au fond si peu de chose !... Les morceaux de force d’une part, ceux de charme et d’expression d’une autre, se succèdent si exactement à tour de rôle, qu’on dirait vraiment que c’est à dessein que l’auteur a imaginé pareille symétrie […].
En écoutant avec attention les tableaux de début, on éprouve un sentiment de surprise fort naturel à l’audition de nouveautés et d’effets spéciaux auquel on ne s’attendait pas. Cette surprise diminue de plus en plus, et on arrive à voir enfin très clair dans la manière du compositeur. Il y a quelques successions défendues, et n’ayant absolument rien de scolastique des quintes de suite et des « fausses relations » (pour parler le jargon de l’école), que l’auteur a parfaitement fait d’employer, car elles sont superbes et produisent le plus bel effet quand on n’en abuse pas. Combien de fois déjà ne l’ai-je pas dit ? Ce sont les compositeurs qui, à leur insu, créent les règles. Autant de pris sur l’ennemi !…
De brusques modulations sont très savoureuses, mais produiraient plus d’effet encore si elles n’étaient pas en majeure partie amenées par le même mécanisme. Au milieu d’une phrase nettement accusée et bien tonale, on perçoit tout à coup un accord de quarte et sixte sur la dominante d’un autre ton, et c’est là le pivot (« la nuance », aurait-on dit au siècle dernier), qui opère le changement. Les premières fois, l’effet est saisissant ; mais bientôt après on s’y habitue comme à toutes les formules.
Le maestro Mihhail Gerts, qui s'apprête à faire renaître Mazeppa à Munich cent-trente-trois ans après sa création bordelaise © Kaupo Kikkas
[…] Comme je le disais en commençant, la première représentation au Grand Théâtre de Bordeaux, sous la direction de M. T. Gravière, de l’opéra « inédit » de Mazeppa, n’est nullement un essai de décentralisation. Mme de Grandval n’habite pas Bordeaux, elle n’appartient que nous sachions par aucune attache à notre belle cité ; elle est au contraire avantageusement connue à Paris, y a maintes fois fait ses preuves comme compositeur. C’est donc au lieu et place de la capitale de la France, et en quelque sorte par délégation, que notre première scène bordelaise vient de faire entendre son ouvrage ; et cela est si vrai qu’à la première occasion sans doute Paris s’empressera de monter son Mazeppa comme une pièce qui lui est en quelque sorte spécialement réservée et qu’on ne représente d’abord ici que pour aller plus vite. Ce n’est pas un opéra bordelais, en un mot, c’est un opéra parisien, destiné à passer bientôt au répertoire habituel de nos théâtres lyriques de la capitale et des départements.
Et il ressort tout naturellement de l’examen impartial auquel nous venons de nous livrer que, – sans rien exagérer, et maintenant au contraire certaines réserves – somme toute il en est digne.
Paul Lavigne
(1) www.concertclassic.com/article/griselidis-de-massenet-en-version-de-concert-lopera-de-montpellier-reprise-paris-tce407-rien
(2) bru-zane.com/fr/evento/mazeppa/#
(3) www.concertclassic.com/article/david-kadouch-herve-niquet-et-lorchestre-...
(4) Mazeppa fut d'ailleurs repris sur cette même scène l'année suivante
Illustration (Clémence de Grandval) © Palazzetto Bru Zane
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