Journal

Les Indes galantes selon Clément Cogitore à l’Opéra Bastille – Un Rameau bien démago – Compte-rendu

Cinq minutes de vidéo (sur la 3ème Scène de l’Opéra) qui font le buzz sur les réseaux sociaux n’auront pas suffit à inventer une mise en scène de trois heures. Le jeune Rameau, soumis aux caprices de Clément Cogitore, vieux metteur en scène de trente-six ans, vient d’en souffrir. Fallait-il donc que notre Académie Républicaine de Musique et de Danse tombe dans le miroir aux alouettes des réseaux sociaux, ce nouveau parangon de la médiocrité publique, alors que tant de metteurs en scène riches d’idées espèrent pouvoir un jour y briller ?  

Car que nous montre à voir cette branchitude bien dans ses sneakers de prix ? Un plateau vide et noir, agrémenté de podiums où des artistes de voguing, habillés au décrochez-moi-ça chez Killiwatch par Wojciech Dziedzic, prennent la pose. Hébé, devenue Anna Wintour, effectue son shooting durant le Prologue et les CRS de Bellone effectuent des tours de Robocop. En matière de transgression LGBTQ, Madonna dans son génial Vogue (1990), avait su prendre d’autres risques. Hélas tout, dans ce spectacle faussement subversif, pratique la modernité politiquement correcte et frise la paresse intellectuelle. Les hommes y aiment les femmes et les femmes s’affrontent aux hommes dans des battles de rue où la culture urbaine exhibe son pire travers : un machisme tribal et rétrograde.
On atteindra le fond lors de l’entrée Les Incas du Pérou où une bande de racailles viendra traînasser son ennui autour d’un cratère censé représenté le volcan sur lequel danse la jeunesse. La belle affaire ! Il ne se passera rien, quelques virtuoses de street dance se rouleront par terre et danseront sur la tête. Tout du long, la vaillante compagnie Rualité ne proposera rien d’autre que ce qui amuse les touristes devant Beaubourg ou les Halles. Sauf qu’ici l’auditoire aura dépensé 200 euros pour voir s’agiter de beaux gosses à qui le public donnerait, en extérieur, tout juste un centime pour de semblables performances …
 

Julie Fuchs (au centre, Emilie, Fatime) © Little Shao - OnP

Décoloniser le livret de Fuzelier au prétexte d’intenter l’éternel procès de l’opéra des riches face à au péril jeune est un poncif qu’on nous ressert depuis quarante ans. Mais le metteur en scène a-t-il seulement lu l’ouvrage, lequel fait, justement, un subtil procès aux défauts de son époque : avidité de l’or, choc des cultures, point de vue voltairien sur les mœurs et la colonisation ? La réponse est non. On se remémore alors le concept décapant appliqué aux mêmes Indes par Laura Scozzi à Toulouse en 2012. Le propos y était fouillé, dérangeant, habile, amusant …
Durant l’entrée du Turc Généreux, on en viendrait plutôt à grincer des dents. Ce bateau de migrants, qu’une grue tire de la fosse avec leur ballet de couvertures de survie, que veut-il dire ? Le contresens atteint un sommet lorsque ces réprouvés, nouvelle tarte à la crème des bien-pensants sans problème de fin de mois, recouvriront la carcasse marine des mêmes couvertures et s’en répartiront heureux. Ne manquerait plus que Matteo Salvini dans le tableau ! Par ignorance, Cogitore commet là une insulte à la misère humaine, l’authentique.
 

Sabine Devieilhe (Hébé, Phani, Zima) © Little Shao - OnP

Au milieu de cette idéologie de bobos sans soucis, on s’attendait à voir débouler les Gilets Jaunes. Ce sont plutôt des éboueurs en orange vif exhibant leur musculature. Si la mise en scène ne va pas jusqu’à convoquer le fantôme de Steve Maia Caniço durant l’entrée des Sauvages, on n’en est pas loin. Quelques pauvres raveurs s’ennuient ferme en garde à vue tandis qu’Adario et Damon se disputent les faveurs d’une Zima, pom-pom girl enceinte … Quant à cette fameuse Danse des sauvages qui a fait le buzz, tout y sonne fake, malgré la bonne volonté des danseurs urbains. Mais Rualité danserait sur Public Enemy, Ligeti, ou Booba, le rendu serait le même.
Le moment ravit le public C’est un moindre mal. Il permet de réveiller l’action qui n’a cessé de lambiner depuis le Prologue. Tous les rôles chantés sont interchangeables. Huascar, Osman, Émilie, Valère entrent et sortent côté cour ou jardin, mal fagotés, jamais caractérisés. La danse de rue conceptualisée par Bintou Dembélé n’est qu’un pis-aller venant combler la vacuité générale. Concédons tout de même deux moments de grâce : l’air de Phani accompagnée par un solo de pointes sur sneakers, et les fabuleux airs de flûte de Olivier Riehl pour enfants sages durant Les Fleurs. C’est durant cette entrée, la plus fadasse du livret qu’un peu de poésie réussit enfin à se dégager, avec le continuo posé sur la scène au milieu de prostituées en cages et d’un Mathias Vidal devenu une mère maquerelle incongrue.
 
À l’instar de l’inepte Eliogabalo de Cavalli commandé à Thomas Joly pour l’Opéra Garnier en 2016, la greffe entre jeunes pousses contemporaines et art lyrique peine à prendre dans la noble institution parisienne. Il est vrai qu’on fait peu de bons spectacles en pariant d’abord marketing et ouverture de JT…
Le toujours jeune Rameau était en revanche bien au rendez-vous. Sabine Devieilhe (Hébé, Phani, Zima) nourrit un timbre altimétrique qui a gagné en épaisseur et fruité et se rapproche des heures d’or de Natalie Dessay. Julie Fuchs (Émilie, Fatime) et Jodie Devos (l’Amour, Zaïre) pratiquent une diction parfaite et un chant de haut vol. Mathias Vidal trouve dans l’écrin de Bastille un espace enfin taillé pour sa vaillance solaire. Stanislas de Barbeyrac, sublime mozartien, peine curieusement à trouver ses marques dans Rameau. Même déconvenue pour Edwin Crossley-Mercer qui s’ennuie ferme et livre un chant distant. Pourtant, quel Thésée d’anthologie a-t-il été récemment à Zurich, puis au Théâtre des Champs Élysées dans Hippolyte et Aricie ! Alexandre Duhamel (photo), Huascar noyé au milieu de cailleras abruties, donne en revanche tout en Alvaro. Florian Sempey, drôle, impertinent, domine l’ensemble masculin.
 

Leonardo García Alarcón © Jean-Baptiste Millot

Mais la divine surprise émane de la fosse. À la tête d’une roborative Cappella Mediterranea de cinquante-cinq instrumentistes, Leonardo García Alarcón offre un Rameau de rêve, tel qu’on n’en a jamais entendu dans l’auguste Boutique. Ni Haïm ni Christie n’ont su dévoiler tant de subtilités de couleurs, de rythmes, de justesse.
L’orchestre baroque, ainsi reconstitué tel qu’il l’était du temps de l’Académie Royale des origines, n’est que souplesse, puissance et enchantement de timbres. Le Chœur de Chambre de Namur n’est pas en reste. Certes, l’institution parisienne a mis les moyens, mais quel bonheur d’avoir enfin un son éloigné de nos ensembles baroques trop souvent anémiés faute de budgets conséquents... On attend donc avec impatience de réentendre la Cappella Mediterranea (1) au Grand Théâtre de Genève(2), et ce dès le moins de décembre, pour des Indes Galantes dont on espère de Lydia Steier une vision bien moins gadget.

Vincent Borel

(1) Les Indes galantes seront reprise en version de concert, avec la même distribution que celle présentée à l’Opéra Bastille, à la Grange au Lac d’Evian, le 19 octobre à 20h // lagrangeaulac.shop.secutix.com/selection/event/date?productId=101475213492

(2) www.gtg.ch/les-indes-galantes/

Rameau : Les Indes galantes – Paris, Opéra Bastille, 30 septembre ; prochaines représentations les 1er, 3, 4, 6, 8, 10, 11, 13 et 15 octobre 2019 // www.concertclassic.com/concert/les-indes-galantes-0

Photo © Little Shao – Opéra national de Paris

Partager par emailImprimer

Derniers articles