Journal
L’Histoire du Soldat / Le Silence de la mer au 16e Festival Musica Nigella – D’un soldat l’autre – Compte-rendu
A l'instar de nombre de festivals, Musica Nigella a été perturbé par la crise sanitaire, mais il a tenu bon et, comme l’an dernier, c’est à l’automne qu’il s’est cette fois déroulé (2022 marquera le retour à la formule printanière). De Berck-sur-Mer au Touquet-Paris-Plage, la manifestation dirigée par Takénori Némoto a irrigué la Côte d’Opale d’une programmation très diversifiée. On y trouvait certes un « tube » tel que la 9e Symphonie de Beethoven, mais c’est d’abord la curiosité, le goût des partitions rares et des programmes inattendus qui auront une fois de plus distingué une édition (la 16e) au cours de laquelle on a pu entre autres entendre la Colombe de Bouddha de Reynaldo Hahn, de la musique chorale de la Renaissance, de la mélodie française et, en conclusion « Deux Soldats », l’un de ces diptyques lyriques que Musica Nigella affectionne.
Takénrori Némoto © M. Mosconi
Le Festival 2020 avait permis de découvrir en avant-première semi-scénique (juste avant l’annonce du deuxième confinement !) (1), « Quand le diable frappe à la porte », étonnante et convaincante réunion des Trois baisers du diable d’Offenbach et de Von Heute auf Morgen de Schoenberg. Le spectacle (mis en scène par Alma Terrasse) a été donné sans public à l’Athénée en mars dernier et diffusé en avril sur le site de ce théâtre.(2) Espérons que l’avenir le verra repris, dans la maison de Louis Jouvet ou ailleurs ; il le mérite amplement.
L'Histoire du Soldat © J.L. Tourniquet
Stravinski et Tomasi réunis
Pour 2021, année du cinquantenaire de la disparition d’Igor Stravinski et du trop oublié Henri Tomasi (1901-1971), Takénori Némoto a eu l’excellente idée de rapprocher les deux compositeurs en associant L’Histoire du Soldat et Le Silence de la mer, drame lyrique que Tomasi écrivit en 1959-1960 sur un livret (de sa main) inspiré de la célèbre nouvelle publiée en 1942 dans la clandestinité par Vercors. Initialement conçu pour baryton solo (le rôle de l’officier allemand), deux comédiens (l’homme et sa nièce) et orchestre de chambre, Le Silence de la mer est ici donné dans une version pour baryton solo, violon, clarinette et piano. Maître transcripteur Takénori Némoto a su réduire la partition sans lui faire perdre de son intensité. Reste que la réussite tient d’abord à la personnalité d’Antoine Philippot (photo), formidable chanteur et comédien déjà présent dans le diptyque Offenbach/Schoenberg, et à la mise en scène de Victoria Duhamel, qui possède la simplicité et la sobriété de ce que l’on peut qualifier de spectacle de tréteaux (scénographie de Pierre Lebon, avec de belles lumières signées Bertrand Killy) et parvient unir les deux ouvrages en donnant une dimension universelle à la condition de soldat.
Le Silence de la mer © J.L. Tourniquet
Une pancarte Crécy d’un côté du décor, Verdun de l’autre : avec son casque à plume, son armure et son treillis, le combattant que l’on voit paraître dans l’Histoire du Soldat est de toutes les époques. Takénori Nemoto a choisi pour la partie musicale la suite que Stravinski tira de son ouvrage en 1919, une version pour violon, clarinette et piano parfaitement en accord avec la sobriété d’une production portée par talent d’Antoine Philippot. Formé d’abord au métier de comédien, qui est toujours le sien, avant d’embrasser celui de chanteur, l’artiste bluffe littéralement pas sa capacité à saisir l’énergie du texte pour nous faire plonger dans la psyché du soldat de Ramuz, avec une noirceur, une radicalité, des bouffées de folie qui disent les dégâts de la guerre sur l’âme humaine. Les trois musiciens (Pablo Schatzman au violon, François Miquel à la clarinette et Takénori Némoto, surdoué que l’on savait corniste, chef, mais pas pianiste !) sont installés sur scène, côté jardin, et trouvent toujours la couleur et le mordant requis dans une parfaite complicité avec A. Philippot.
On s’attendait à un court entracte, il n’en a rien été, Victoria Duhamel parvenant de manière aussi inattendue qu’astucieuse à enchaîner le Stravinski au Tomasi. Seul en scène face à deux chaises qui suggèrent la présence de l’homme et de sa nièce, Antoine Philippot met d’emblée de côté le caractère onctueux que d’aucuns auraient pu être tentés de donner au personnage – un jeune soldat de la Wehrmacht épris de littérature et de musique – pour, là encore, prendre de la distance et dépasser le contexte de la seconde guerre mondiale et de l’occupation allemande (seulement une discrète croix gammée perdue dans le décor, rien de tudesque dans la prononciation, ni dans l’habillement). Selon une formule récurrente, le soldat « souhaite une bonne nuit » à ses deux hôtes, avant de vivre, lui, des nuits proprement hantées qui nous valent une magistrale performance de la part du baryton ... La réduction de Takénori Némoto, très fidèle aux atmosphères de l’original, ajoute beaucoup à la saisissante force d’un spectacle qui fait continûment rimer économie de moyens, densité et humanité. Là encore, on ne peut qu'espérer des reprises, une vraie tournée pour une production on ne peut plus commodément "transportable".
Poulenc l’espiègle
Un bonheur ne vient jamais seul : comme il en a pris l’habitude depuis trois ans, le festival accompagne son édition 2021 de la sortie d’un disque de l’Ensemble Musica Nigella. Après Ravel et Chausson, Poulenc occupe Takénori Némoto et ses intrumentistes cette fois (3) pour un programme « Poulenc l’espiègle » (avec la participation du baryton Didier Henry) ainsi ordonné : Rapsodie nègre, Trois mouvements perpétuels (dans la savoureuse orchestration réalisée en 1925 par le compositeur du triptyque pianistique de 1918), Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, Valse de l’Album des Six (orchestrée par Poulenc en 1932), Suite du Gendarme incompris, Quatre poèmes de Max Jacob (dans une version pour ensemble instrumental qui sommeilla jusqu’en 1993 dans les tiroirs de Madeleine Milhaud), Les Mariés de la Tour Eiffel (deux extraits arrangés par Marius Constant), Le Bal masqué, Deux marches et un intermède, Les Chemins de l’amour.
Outre la rareté et l’intérêt des orchestrations que contient ce disque, parfaitement équilibré entre les pages vocales et instrumentales, on est séduit et touché par la sensibilité et l’esprit avec lesquels Takénori Némoto aborde le compositeur français. Didier Henry se montre d’une justesse parfaite dans la caractérisation des pièces qui lui reviennent, et le patron de Musica Nigella sait faire entendre quand il le faut tout ce que la musique de Poulenc, sous son espièglerie, sa « légèreté », comporte de doux-amer, d’inquiet – de très humain.
Alain Cochard
(2) www.concertclassic.com/article/quand-le-diable-frappe-la-porte-offenbachschoenberg-streaming-une-simplicite-accomplie
(3) CD Klarthe KLA 129
Stravinski : L’Histoire du Soldat / Tomasi : Le Silence de la mer (transcr. T. Némoto) – Montreuil-sur-Mer, Théâtre, 6 novembre 2021
Photo © J. F. Tourniquet
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