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L’Orfeo à l’Opéra Royal de Versailles - Mais où est donc passé Orphée ?
Avec Jean-Sébastien Bou dans le rôle-tire, L’Orfeo occupe la scène de l’Opéra Royal de Versailles les 10 et 11 janvier, dans une production dirigée par Sébastien d’Hérin à la tête de son ensemble Les Nouveaux Caractères. Une occasion de s’interroger sur l’un des mystères présentés par la Favola in musica du maître italien.
A la fin de l'intermède festif qu'est le premier acte, Orphée et Eurydice sont tout à la joie de leur union : un bonheur que célèbre un dernier chœur de bergers (ecco Orfeo), mais qui résonne aussi comme une mise en garde, pour nous rappeler que, dans le passé, l'amour d'Orphée ne fut pas toujours payé de retour par le cœur dédaigneux de la nymphe (« l'alma già si sdegnosa », dit le texte).
Et soudain, c'est le dérapage dans la continuité de l'action. Sur une courte et pressante sinfonia, Orphée entre seul en scène au tout-début de l'acte 2, Orphée qui nous chante son retour sur un rythme mesuré à l'antique : « me voici revenu vers vous, chères forêts et plages aimées... ». Que déduire de ces paroles, sinon un acte d'éloignement ? En effet, si retour il y a, c'est qu'antérieurement, il y a eu départ du héros s'arrachant des bras d'Eurydice pour des raisons tenues secrètes. Avec une question qui fait problème : mais où donc a-t-il pu aller ?
Les lectures au premier degré du livret n'étant d'aucun secours, c'est du côté des doctrines ésotériques développées par l'hellénisme que les curieux doivent, semble-t-il, mener l'enquête ou rêver. Doctrines de catharsis et de salut encloses, à l'usage d'un petit nombre, dans les pratiques des mystères sacrés, le point d'ancrage étant ici le culte d'Apollon (à Delphes) qui apporta à l'humanité comme une manière de rédemption avec la mort du monstrueux Serpent Python.
Or Orphée est le fils d'Apollon et ce lien familial fait qu'il est impliqué directement dans le rituel de ces pratiques, gage de sagesse et d'une vie harmonieuse à qui les connaît. Le but recherché étant la paix et la justice succédant, sur terre, aux égarements de l'Age de Fer et préludant à un heureux séjour dans l'au-delà : cet Hadès que le héros affronte, dans l'opéra du Crémonais, au long d'une vraie quête initiatique: d'abord, cheminement inquiet en compagnie de l'Espérance, puis questionnement fondamental face au nocher Charon, enfin passage et transgression de l'ordre établi impliquant la connaissance, via l'air-incantation Possente Spirto.
Reste que le mythe d'Orphée ne se limite pas qu'à ses noces tragiques avec Eurydice. Avant cela, il a parcouru, en grand voyageur, le monde connu de l'Antiquité, participé avec Jason à l'expédition des Argonautes partis à la conquête de la Toison d'Or et peut-être rencontré Médée, enchanteresse et sorcière insigne. Mais il a visité également l'Egypte, autre foyer majeur d'ésotérisme à travers le culte rendu à Osiris, lui aussi détenteur de vérités cachées et d'un pan du savoir antique, outre sa souveraineté sur le royaume des morts, associé à Isis, sa sœur-épouse. Aussi bien, on peut supposer que c'est d'Egypte qu'il a rapporté ses dons magiques, outre l'art d'un chant fascinant qui désarmait la férocité des bêtes sauvages, ainsi que le rappelle La Musique dans son Prologue (« d'Orfeo che trasse al suo canto le fere... »).
Ainsi, musicien-poète, prêtre et prophète ambulant, Orphée l'initié est le fondateur de cet Orphisme qui se propose de compléter les dogmes, surtout en matière de morale et de conception de la vie future. Les mystères orphiques font la part belle au spirituel et prônent la réincarnation, au gré d'un processus de purification qui pressent l'immortalité de l'âme.
A partir de ces observations, il semble enfin possible de proposer une réponse à l'interrogation soulevée en préambule. Entre les actes 1 et 2, Orphée quitte une femme éperdument aimée (mais qui n'est sienne que depuis peu) parce qu'il ne peut se dérober aux impératifs qui sont liés à son état. En effet, comme initié et officiant, il se doit aux célébrations que ces pratiques génèrent, sans égard pour les émotions que lui dicte, dans le même temps, la passion conjugale (de toute manière, il est établi que les «tenues» desdits mystères étaient interdites à toute épouse, fût-elle Eurydice).
Telle quelle, cette soumission à un ordre caché est accordée à l'image cosmique et panthéiste que les Anciens avaient de l'univers, le visible y renvoyant à l'invisible sans qu'il soit nécessaire de tout décrypter. Une image familière aux humanistes de la Renaissance, tels Marcile Ficin et Politien, qui pressentaient le principe de l' « opéra en musique » à Florence et à Mantoue, en croyant ressusciter la tragédie grecque que l'on supposait avoir été plus ou moins chantée ou modulée. Ainsi le destin malheureux d'Eurydice se déduit, d'une certaine façon, de cette échappée du héros hors de l'action scénique. En effet, la jeune femme, en l'absence de son mari, ira au devant de la mort, cachée sous la forme d'un serpent lové dans l'herbe, en cueillant simplement des fleurs pour s'en faire une couronne. Un dénouement fatal hors de proportions avec le geste qui en est la cause et que la présence d'Orphée à ses côtés eût peut-être évitée...
Au-delà, Monteverdi et Striggio, avec cette évasion dans la fiction, entrouvrent une porte sur l'impressionnant décor souterrain des 3ème et 4ème actes où l'affrontement entre Orphée et les puissances infernales tourne à la joute perdue d'avance, l'amour y triomphant pourtant, un trop court instant, de l'inexorable loi funèbre. Une preuve de plus - si besoin était- qu'il y a toujours du neuf à glaner dans cette œuvre unique, mère de tous les opéras à venir et cependant sans vraie descendance. Sans doute parce que ce « geste inaugural » du dramma per musica se trouve, de par son rôle de modèle, au-dessus de toute l'histoire du genre, qu'il défie et survole à la fois, comme l'a justement écrit André Boucourechliev (in Le Langage musical, Editions Fayard). Avec deux dernières grâces à admirer, après une comme après cent écoutes. D'abord, le ton naturellement religieux où baigne ici la musique: un ton mystique, presque christique. Comme si le Crémonais, à travers le cycle purificateur du mythe orphique, avait voulu donner à voir et à vénérer à ses contemporains, toujours attentifs à concilier sagesse antique et foi chrétienne, une image prémonitoire de la Passion de Jésus, symbole de l'amour divin. Et aussi une intuition rhétorique inouïe, à partir d'un rythme fondamental, inspiré, jusqu'aux instruments, de la parole. Ce que la production des Nouveaux Caractères devrait apporter en étrennes aux privilégiés qui se presseront à l'Opéra Gabriel les 10 et 11 janvier prochain.
L'Orfeo d'époque des Nouveaux Caractères
Claveciniste de formation, Sébastien d'Hérin (photo ci-dessus) travaille dans l'amitié et la convivialité. Ainsi du présent Orfeo, dont il a demandé la mise en scène à la cantatrice Caroline Mutel : une vraie complice, par ailleurs requise pour le prologue de la Musica.
Réunissant une distribution où l'enthousiasme est la vertu première, avec en figure de proue l'Orphée de Jean-Sébastien Bou, d'Hérin entend imposer comme un retour aux sources dans cette dramaturgie fondamentale, qu'on peut saluer certes du titre de premier opéra, mais tout autant «fable en musique» prompte à stimuler l'imaginaire. Et ici intervient la qualité du livret de Striggio et, plus encore, l'intuition scénique du divin Claudio qui associe en magicien tout un passé madrigalesque à la modernité radicale du recitar cantando.
Pour autant, conscient des risques de l'aventure, le jeune chef dit aborder Monteverdi, « mû par un immense respect ». Mais avec la volonté d'y rendre palpable «toute la gamme du vécu des hommes». A l'image de la si regrettée Montserrat Figueras qui nous captiva tant de fois dans l'appel liminaire de la Musica.
Roger Tellart
Monteverdi : L’Orfeo
Les 10 et 11 janvier 2011
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Photo : DR
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