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Manga-Café & Trouble in Tahiti au théâtre de l’Athénée – Une réjouissante énergie - Compte-rendu
A l’heure des réseaux sociaux et du tout numérique, l’amour dans le réel est-il encore possible ? Dans une société consumériste et inégalitaire, peut-on sauver l’amour de l’abrutissement du quotidien, où le paraître et le confort moderne conduisent à l’ennui et l’emportent sur l’échange et la parole dans le couple ? A l’Athénée deux opéras en un actes explorent ces interrogations, sans autre dernier mot que l’ambiguïté.
D’un côté, Manga-Café, création (livret et musique) de Pascal Zavaro d’après le manga L’homme du train de Densha Otoko, de l’autre Trouble in Tahiti (1952) de Leonard Bernstein. Des deux côtés du miroir, un couple protagoniste et un trio vocal, véritable contrepoint qui commente l’action, comme le chœur antique des tragédies grecques.
Cette création qui rend hommage – avec de nombreux clins d’œil – à un siècle d’opéra français et le swing jazzy inspiré des musicals de Broadway se répondent dans un spectacle porté par les mêmes brillants interprètes.
Pour Manga-Café, Pascal Zavaro s’appuie sur un fait divers au Japon, adapté maintes fois et sous diverses formes (séries, mangas, film, roman…) : Thomas, jeune étudiant, sauve la belle Makiko d’une agression dans un train. Ils se perdent de vue. Thomas la cherche et la retrouve, grâce aux réseaux sociaux…
La musique joue du flux et de l’énergie de la mélodie continue, interrompue ou ponctuée de nouveaux événements, comme les bulles d’un manga, ou l’arrivée d’un nouveau message. Elle dépeint aussi la folie de notre monde technologique.
Le rôle principal de Thomas est tenu par un mezzo travesti (formidable Eléonore Pancrazi !). La partition est parsemée de références très directes : « Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas » de Makiko / Mélisande (Debussy, Pelléas et Mélisande) ; « Voilà ce que j’appelle une jeune femme charmante » de Thomas / Ramiro (Ravel, L’Heure espagnole). Les coloratures de Makiko (Morgane Heyse, une révélation tout au long de la soirée) rappellent l’air du Feu de l’Enfant et les sortilèges. Quant à la scène du téléphone, comment ne pas penser à la Voix humaine de Poulenc.
Le trio vocal est porté par André Gass (ténor) et les barytons Laurent Deleuil et Philippe Brocard : ils incarnent les amis de Thomas qui commentent, observent, encouragent, désinhibent ce dernier.
Trouble in Tahiti © Odile Motelet
De l’autre côté de l’Atlantique, il y a une soixantaine d’années, Sam (Laurent Deleuil) et Dinah (Eléonore Pancrazi) forment un couple, parfaite incarnation de l’American way of life. Lui travaille et a « réussi ». Son loisir est dans le sport, et sa joie, dans le nombre de coupes remportées. Pendant ce temps, elle, s’ennuie, évolue comme elle peut dans cet univers étriqué de la maison parfaite, du confort moderne vanté par trois automates habillés de blanc immaculé, sortis tout droit des machines à laver et des spots publicitaires. Leurs sourires figés, leurs démarches de pantins et leurs ritournelles jazzy omniprésentes en deviennent effrayants : magnifique interprétation de Morgane Heyse, André Gass et Philippe Brocard.
L’usure a fait des ravages sur ce couple qui n’arrive plus à parler. Dinah tente de s’en sortir en allant chez le psy ou en s’échappant en cachette pour voir seule le dernier film hollywoodien à la mode : « Trouble in Tahiti », qui donne lieu à une scène de récit d’anthologie, magnifiquement interprétée par Eléonore Pancrazi.
Conclusion pour le moins ironique de ce scénario corrosif, son mari lui propose triomphant de sortir et d’aller voir le soir même … « Trouble in Tahiti » ! On rit jaune, on salue cette musique incroyablement raffinée et sophistiquée qui swingue de tristesse et de désenchantement. Les pages lyriques nous évoquent les magnifiques lignes de Britten, et celles des Kindertotenlieder de Mahler - que la légère sonorisation de cette seconde partie n’a pas du tout entachées. Bernstein aurait 100 ans aujourd’hui, et reste décidément d’une criante actualité. Une courte question nous traverse : lequel des deux opéras est finalement le plus moderne ?
La mise en scène de Catherine Dune est simple, suggestive, excellemment rythmée et efficace. Le décor se veut relativement discret, avec quelques accessoires déplacés par les chanteurs.
Adressons enfin un immense bravo au jeune ensemble les Apaches, collectif rebelle et pacifique, décidément à suivre, et à Julien Masmondet, son chef et fondateur, qui tient le tout avec talent et offre de sa fosse un spectacle de rythmes, de dynamiques et de couleurs.
Les questions existentielles restent ouvertes. Au spectateur de s’y pencher et d’y voir des prolongements… Une production à la fois réjouissante et intelligente, défendue par des artistes que l’on sera heureux de suivre et de retrouver.
Gaëlle Le Dantec
P. Zavaro : Manga-Café / L. Bernstein : Trouble in Tahiti – Paris, Athénée Théâtre Louis-Jouvet, 8 mai ; prochaines représentations les 12, 13 et 14 juin 2018 // www.athenee-theatre.com/saison/spectacle/trouble_in_tahiti__manga-cafe.htm
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