Journal
In memoriam Gerard Mortier – L’élégance et le goût du risque
Gerard Mortier s’est éteint, dans la nuit du 8 au 9 mars, des suites d’un cancer du pancréas. Ce fut un des directeurs de maisons d’opéra parmi les plus éminents. Il est symptomatique, à cet égard, que la nouvelle de sa disparition a été relayée par tous les médias dits généralistes, sort qui n’a été quasiment jamais échu à aucun de ses collègues. Car sa forte personnalité dépassait le cadre du monde lyrique, auquel il s’est pourtant exclusivement consacré, pour être reconnue bien au-delà de ce milieu prétendument réservé au petit nombre.
Ce Belge international, né en 1943 à Gand dans une modeste famille de boulangers, allait marquer de son empreinte la Monnaie de Bruxelles, dont il fit, d’un théâtre d’aspect provincial, un Opéra phare et un rendez-vous obligé de l’art lyrique mondial. Peu après, il devait prendre en main les destinées du Festival de Salzbourg, puis de la Ruhrtriennale qu’il créa, de l’Opéra de Paris, et enfin de l’Opéra de Madrid, le Teatro Real. Sa politique artistique, audacieuse, ne se satisfaisait pas des conventions, avec une exigence de présentation, où musique et scène se combinaient en symbiose. Je l’avais personnellement côtoyé en de multiples occasions, et je peux dire, sans fausse modestie, qu’une forme de connivence était née entre nous.
L’HOMME
Car j’appréciais aussi l’individu, charmant et affable – loin de l’arrogance de maints directeurs de ce type d’institutions. Je n’étais pas le seul, au reste, quand je me remémore le petit personnel de l’Opéra de Paris : “ Monsieur Mortier est toujours gentil et aimable ” (les dames des vestiaires) ; “ il est adorable ” (une accessoiriste)… Il m’avait invité à rédiger des textes du programme pour Les Troyens à la Bastille en 2006, poussant même la suprême élégance – unique ! – jusqu’à maintenir intégralement les réserves que je m’étais autorisées à émettre sur la production. C’était aussi cela Mortier, l’élégance. Lors de son intervention, déjà très affaibli par la maladie, au Teatro Real au mois d’octobre dernier, il avait apaisé la polémique qui entourait les changements le concernant, en ces termes : “ C’est très simple : j’ai un nouveau contrat et une nouvelle tâche. Les productions suivent comme les projets, et il en sera ainsi tant que ma santé me le permettra. Tout va dans la bonne direction. ” Rappelons, contrairement à ce qui a pu être écrit imprudemment dans la presse (française), que le remplacement de Mortier au poste de directeur dans ce théâtre est intervenu en raison essentiellement de son état (qui ne lui permettait plus une présence effective), mais qu’il avait été créé tout spécialement à son intention une fonction qui n’existait pas auparavant de “ conseiller artistique ”. Au demeurant, son successeur (Joan Matabosch, venu du Liceo de Barcelone) avait immédiatement fait taire les rumeurs : “ J’ai l’intention de poursuivre le travail de Gerard Mortier, et ne conçois pas ma nomination comme il a pu en être de celle de Nicolas Joel à l’Opéra de Paris, en opposition avec la gestion artistique précédente. ”
Je voudrais également relater une anecdote, personnelle une fois encore. Mortier me convie à assister à la générale de Parsifal à la Bastille. Le public se résume à deux personnes, dont un autre journaliste. Le prélude commence, ainsi que les premiers effets de la mise en scène (de Warlikowski). Puis, arrêt brusque. Flottements… je m’interroge. La musique reprend, puis le chef pose à nouveau sa baguette, en signe évident de protestation. C’est alors que Mortier, de sa voix douce, en allemand, s’adresse au chef d’orchestre. Le déroulement du premier acte se poursuit, sans autre incident. Ne comprenant pas l’allemand, je me précipite durant la pause auprès de Mortier, et celui-ci de m’expliquer : “ Je lui ai dit que s’il ne continue pas à diriger sans broncher, je le vide [exact mot]. ” Ce chef allemand, originaire d’Allemagne de l’Est, qui savait ce que discipline veut dire, avait aussitôt saisi le message. Et qui était le vrai chef. Tout une signature de grand directeur !
LA CARRIÈRE
Revenons sur son parcours. On sait peu qu’il n’est pas devenu directeur d’opéra du jour au lendemain. Il a été, comme Hugues Gall (qui l’avait précédé à l’Opéra de Paris), l’assistant de Rolf Liebermann, directeur de Garnier après sa réouverture. Mais il avait également travaillé avec Christoph von Dohnányi, qui l’a, dit-il, “ vraiment formé musicalement ”. Fort de cette double formation, il prend en main les rênes de la Monnaie de Bruxelles en 1981. Mais il n’est pas seul. Il a à ses côtés son noble complice, qu’il désigne directeur musical : Sylvain Cambreling. Cambreling est alors l’assistant de Serge Baudo à l’Orchestre de Lyon et le premier chef invité de l’Ensemble Intercontemporain (nommé à ce poste par Boulez). Et c’est en grande partie à deux, jusqu’aux derniers temps du Teatro Real, que s’échafaude une collaboration. Quelle est la part de l’un et de l’autre ? Difficile à dire, comme il est difficile de faire la part de leurs goûts, tant ils se mêlent. On peut toutefois penser que Cambreling a été une influence déterminante, l’homme de l’ombre en quelque sorte. Ce chef de talent et original, n’a pas toujours été reconnu dans son propre pays ; ayant dû subir à Paris l’ire de ses anciens collègues instrumentistes (qui ne lui pardonnaient pas de sortir du rang, du tromboniste d’orchestre qu’il était), malgré des qualités célébrées hors des frontières, comme à l’Opéra de Stuttgart dont il est actuellement directeur musical, ou à l’Orchestre Yomiuri de Tokyo dont il est chef principal.
Dès lors, dès l’époque de la Monnaie, qui va durer dix ans, l’innovation et les coups d’éclat vont se succéder. Il y a les metteurs en scène, Grüber, Chéreau, Sellars, le groupe inventif La Fura dels Baus, mais aussi les jeunes, Marthaler, les Hartmann, Warlikowski, qu’il lance. De grands talents, mais aussi des talents risqués. C’est cela Mortier : le risque. Où quand l’opéra cesse de ronronner…
Mais on aurait tort de limiter son action, comme il a été trop fait, à l’impact scénique. Car il savait faire appel aux meilleures baguettes ; comme le collège des sept chefs permanents pour sa venue à Paris : Cambreling, Minkowski, Gergiev, Dohnányi, Jurowski, Nagano et Salonen. Et aux meilleurs chanteurs, dont les noms resplendissent sur d’autres scènes. Quand on lui reproche de privilégier la mise en scène, il a cette réponse : “ Pas du tout ! L’idée de la mise en scène ne doit pas seulement découler du livret, mais aussi de la musique. Cela ne souffre pas de discussion. ” (entretien pour Scènes Magazine, recueilli par l’auteur de ces lignes, en octobre 2004)
Donc après la Monnaie, il y eut Salzbourg, de 1992 à 2002, qu’il réveille de sa longue léthargie sous Karajan (depuis 1959 !). Encourageant la création et les commandes, bousculant l’approche des opéras par des lectures décoiffantes, souvent à fort contenu social, cherchant des convergences avec d’autres formes d’expression, peinture, installations, vidéo, poésie, etc. Dont on trouvera un écho jusque dans la littérature : dans L’Instinct d’Inez, roman de Carlos Fuentes, né de La Damnation de Faust concoctée par La Fura dels Baus.
L’intermède des deux ans de la Ruhr, où il lance un festival tous azimuts sans précédents, ne manquera pas de faire à nouveau parler de lui. Avec une manifestation d’avant-garde à la croisée de la musique et de toutes les expressions artistiques. Puis il y eut l’époque de l’Opéra de Paris, de 2004 à 2010 (avec un contrat prolongé d’un an), dont on a peu relevé le souci de ressortir des ouvrages rares : Cardillac d’Hindemith, Louise de Gustave Charpentier, De la Maison des morts de Janacek, ou L’Affaire Makropoulos dans la merveilleuse réalisation de Warlikowski (reprise récemment à la Bastille)... Et le parcours s’achève au Teatro Real de Madrid, où il suit une même ligne de conduite et programme seize nouvelles productions en l’espace de trois ans. Quand bien même les circonstances laissent en suspens d’autres projets (comme de nouveaux Troyens, conçus par Tcherniakov).
ULTIMES HOMMAGES
Il avait tenu à revenir au Real, malgré sa santé détériorée, présenter Brokback Mountain (voir notre compte-rendu), l’un de ses derniers enfants. Et ce théâtre lui a rendu un magnifique hommage, le jour même où l’on apprenait son décès, le 9 mars, avec drapeaux en berne sur la façade, portraits géants dans le vestibule et une minute de silence au commencement de la représentation d’Alceste qu’il avait confiée à Warlikowski. À la suite, le ministère espagnol de la culture lui a décerné, à titre posthume, la médaille d’or du Mérite des Beaux-Arts, sa plus haute distinction. Ce qui prouverait combien il était estimé des intransigeants Espagnols.
Paris n’est cependant pas en reste : ce 11 mars, à la Bastille, Nicolas Joel prend la parole en début de soirée pour lui dédier la première de La Flûte enchantée (opéra que l’enfant Mortier avait vu en compagnie de sa mère, et qui devait décider de sa vocation – Joel le savait-il ?). Et la série de Tristan et Isolde à partir du 8 avril, reprise de la production de Peter Sellars qui avait marqué l’ère Mortier en ce même lieu, lui est également dédiée. Beaux gestes ! De la part de celui que l’on a parfois présenté (à tort) comme son opposant.
Pierre-René Serna
Photo © Volker Hartmann
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