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Nike Wagner, directrice du Festival Beethoven de Bonn – « Je souhaite faire sauter les barrières des habitudes. »
Très aimé, très suivi depuis sa création en 1845, le Festival Beethoven de Bonn fait aujourd’hui beaucoup avec peu de moyens. On y goûte des contrastes, on y a la confirmation de grands talents et on y fait des découvertes. On ainsi pu vivre un moment de pure beauté grâce à Leif Ove Andsnes (1), interprète des 2e et 4e Concertos de Beethoven dirigés du clavier. Un son de velours, une tenue rigoureuse, d’autant que l’orchestre qui répondait à sa battue était le Mahler Chamber Orchestra, admirable d’équilibre et de concentration.
Contraste inimaginable avec le Baltic Youth Orchestra, et son chef Kristjan Järvi, vraie boule de feu qui a rendu le public fou de joie avec des pièces à la limite du rock, signées du Lithuanien Gelgotas et du Letton Kalnins. Ou dans le Concerto de Grieg, tout simplement, mais là déception, avec le piano surestimé de Jan Lisiecki. Sa jolie blondeur ne fait pas pardonner son style incertain, un rien racoleur, aux accents presque jazzy si déplacés ici.
A Bonn, pour gérer cette multitude d’expressions musicales, il y avait jusqu’ici l’efficacité d’Ilona Schmiel, désormais nommée à la Tonhalle de Zurich. A sa place, une figure au nom mythique, celle de Nike Wagner, fille de Wieland. Fine et racée, mais capable de douceur attentive, cette intellectuelle porteuse des utopies familiales rentre dans l’idéal beethovénien avec un bonheur éclairé. Elle va sûrement donner des ailes au Festival. Rencontre.
Pour une allemande née en juin 1945, le prénom de Nike peut surprendre ! Pouvez-vous l’expliciter ?
Nike WAGNER : C’est un point perturbant et peu élucidé. Un jour où ma mère était de bonne humeur, elle m’a avoué en riant « n’avoir pas beaucoup réfléchi à la question. » « On se disait, ajoutait- elle, qu’une vie nouvelle allait commencer ! ». Certes mon père voulait faire opposition à la famille en ne prenant pas de prénoms teutoniques pour ses filles, et d’ailleurs mes sœurs s’appellent Iris et Daphné. Car il y avait chez lui ce goût très fort pour la Grèce ancienne, cette antiquité rêvée, blanche et harmonieuse qui n’a sans doute pas existé et sur laquelle Goethe et Schiller ont bâti un idéal d’ordre et d’équilibre. Mon père a toujours fait des recherches sur les correspondances entre les deux mythologies, les parentés entre les dieux germaniques et grecs. Et son exposé pour son baccalauréat se fit en grec ancien. Il n’y a donc pas de vraie explication rationnelle à ce prénom ni de raison symbolique mais une pure attraction. Cela peut paraître léger, mais je crois que c’est ainsi !
Quelle a été votre réaction quand on vous a proposé la direction du Festival Beethoven ?
N.W. : C’était la fin de mes années Weimar, dont j’ai dirigé le Festival de 2004 à 2014. J’étais épuisée par cette agitation et ces problèmes d’organisation et ne rêvait que de reprendre le chemin de Vienne, où j’habite, pour me remettre à écrire des livres, mon activité favorite. Puis on m’a demandé de présider un jury pour le Festival Beethoven, sans pour autant que j’envisage de le diriger. Et peu à peu l’idée s’est implantée, avec le bonheur de retrouver un vieil ami de toujours, car on l’entendait beaucoup à Wahnfried, où j’ai grandi. Il était très présent dans la vie de Wagner et la nôtre. Je vous rappelle que c’est sur la 9e Symphonie de Beethoven que le Festival de Bayreuth s’est annoncé en 1872 et réouvert après la guerre en 1951.
Quelle musicienne êtes-vous ?
N.W. : Ma formation fut le piano, et toujours Bach fut mon axe, mon centre de gravité, le noyau de ma réflexion musicale. Il l’est resté. Wagner lui, était un bain dont je ne suis jamais sortie, naturellement. Puis j’ai compris que ma part musicale ne résidait pas dans l’interprétation, et j’ai entrepris des études de littérature et de musicologie, j’ai écrit et j’ai vagabondé sans relâche dans ces trois arts qui me paraissent intimement liés, musique, littérature et théâtre. Sans parler de la danse, essentielle pour moi, car ma mère Gertrud était danseuse et chorégraphe, dans le style des recherches initiées à Hellerau et développées par la danse libre de Mary Wigman et son expressionnisme. J’ai donc eu aussi une petite carrière de danseuse, puisqu’elle m’a fait monter sur les planches à Bayreuth, en Fille-fleur, et dans la Bacchanale de Tannhäuser. Ma fille, Louise, continue sur la lancée à Berlin aujourd’hui.
Quel va être votre apport personnel dans cette manifestation ?
N.W. : Dire que Beethoven est joué dans le monde entier par les plus grands interprètes est une évidence et pose un grand problème à sa ville de naissance, Bonn, laquelle ne dispose plus des moyens d´une capitale et dont le festival survit grâce à ses sponsors. Pour élargir le propos sans trop utiliser le star system, je voudrais travailler dramaturgiquement sur la teneur de chaque édition du festival, en donnant aux programmes une orientation précise. L’an prochain, j’ai ainsi choisi pour thème la Variation, dont Beethoven fut un maître, notamment avec les Diabelli. Je tenterai ensuite de le mettre dans un contexte historique, d’évoquer ceux qui l’ont influencé, cette musique révolutionnaire parvenue jusqu’à lui et se familiariser avec ses contemporains qu´on doit tout de même connaître pour comprendre son temps. Tout le monde a dû se battre avec sa musique, notamment Berlioz, que j’aime infiniment, Liszt, qui l’admirait tant, plus tard Scriabine, Mahler et Schoenberg, Bartók, et tous y ont trouvé un profil particulier, leur profil ! Ce contexte donnera du sens à sa musique. Enfin, je voudrais aussi ouvrir le festival aux autres arts, et notamment à la danse, en menant une réflexion : que signifie aujourd’hui le fait de danser sur de la musique classique ? Bref, travailler dans l’esprit du révolutionnaire politique et humaniste que fut Beethoven.
Comment lui apporter quelque chose de nouveau ?
N.W. : J’aime bien comparer les sonorités chez Beethoven. Je suis très attachée à la démarche qui a conduit les musiciens baroques à redécouvrir les instruments d’époque et à les appliquer à la musique romantique. La comparaison est toujours instructive et savoureuse, En outre je vais passer des commandes à de grands compositeurs de notre époque, en leur demandant de choisir leur œuvre préférée de Beethoven, et de composer une pièce en référence, tout en leur laissant le choix de la forme. J’aime mieux cette démarche que le fait d’introduire des citations. La première année ce sera Salvatore Sciarrino, Hugues Dufourt ensuite : ces nouvelles œuvres seront réunies dans le cadre de l`année Beethoven 2020.
Que dit Beethoven au monde d’aujourd’hui ?
N.W. : L’image a été créée au XIXe siècle : le titan, le géant, la statue. Il faut retrouver dans ce monument de l’histoire ce qui nous touche maintenant. Même si cela peut paraître une banalité de l’évoquer, son énergie torrentielle nous fascine et notamment les jeunes. Il est fantastique de saisir à quel point elle est ancrée dans la complexité de son œuvre et sa radicalité. Chaque symphonie brise les formes, a une identité à elle, sans parler bien sûr de sa musique de clavier. Le sommet est peut-être atteint dans ses quatuors, les derniers particulièrement. C’est une musique qui demande beaucoup à l’auditeur et à l’interprète: on ne peut pas simplement se laisser aller. La façon dont les utopies du créateur y sont incorporées impressionne toujours, et je n’ai encore jamais trouvé un compositeur contemporain qui ne l’aime pas.
Quelles sont vos références, passées et présentes dans son interprétation ?
N.W. : Tant de couches, de lectures se sont accumulées que cela fait une immense histoire. Mais je reste fidèle au jeune Karajan pour les Symphonies. Aujourd’hui, la vision de John Eliot Gardiner me passionne, j’aime aussi beaucoup Andris Nelsons et Yannick Nézet–Séguin, qui se l’incorporent de façon existentielle. Au piano, parmi tant de grands maîtres, András Schiff est pour moi la référence absolue. J’avoue aussi un grand faible pour l’originalité, voire l’excentricité de Valery Afanassiev, qui a le charme du plaisir défendu. Quant aux quatuors, je suis émerveillée par le nombre d’excellentes jeunes formations. Pour ma part, j’ai eu pour référence le Quatuor Lasalle, mais les Berg ont magnifiquement mélangé l’attitude stricte des Lasalle avec la souplesse viennoise. J’admire aussi beaucoup le Quatuor Zaïde, quatre jeunes Françaises absolument magnifiques
Présenter de jeunes artistes fait il aussi partie de votre plan ?
N.W. : Une partie du programme s’appelle toujours Education. Nous organisons des workshops avec de grands musiciens qui transmettent leur expérience, nous faisons concourir des jeunes et ensuite produisons les lauréats en concert. Au sein du festival proprement dit, les orchestres jeunes ont aussi une place privilégiée, ainsi cette année le Bilkent Youth Symphony Orchestra, venu d’Ankara, et le Baltic Sea Youth Philharmonic. L’an prochain, ce sera le tour de la Chine.
Finalement, après une enfance compliquée, revenir à Beethoven est- il une sorte d’oxygène pour vous ?
N.W. : Pas vraiment, car je ne l’ai jamais quitté. Je goûte surtout le plaisir de la redécouverte et la possibilité de descendre plus profondément dans la complexité de son œuvre. Mais pour me nettoyer l’esprit, j’ai eu suffisamment de contact avec la musique contemporaine que j’adore, pour ne pas en ressentir la nécessité. Boulez, Stockhausen, Nono, Sciarrino, Rihm, et les tenants de la musique spectrale m’y ont bien aidé. Je souhaite par-dessus tout créer des passerelles entre les univers de chacun, faire sauter les barrières des habitudes toutes faites. Là est l’oxygène.
Propos recueillis à Bonn par Jacqueline Thuilleux, le 26 septembre 2014
(1)A écouter : "The Beethoven Journey" / Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra. Dernier volume, Concerto n°5 et Fantaisie chorale (Sony classical)
Concerts des 25 et 26 septembre 2014, au Beethoven Hall. Festival jusqu’au 3 octobre 2014 : http://www.beethovenfest.de
Photo © Monika Nonnenacher
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