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Onéguine de John Cranko par le Ballet de l’Opéra de Paris - La beauté coule à flots - Compte-rendu
Certes, lors de cette reprise du chef d’œuvre de John Cranko, le public fidèle n’a d’yeux que pour Isabelle Ciaravola : elle y fit ses premiers pas d’étoile, et illumine une fois de plus le rôle en le choisissant pour ses adieux le 28 février, avec Hervé Moreau, l’un de ses partenaires préférés. Aussi poétique et fluide sans doute que Carlotta Grisi, la « Dame aux yeux de violette » chantée et aimée par Théophile Gautier, Isabelle, superbe liane, incarne à la perfection la beauté romantique voulue par le chorégraphe de Roméo et Juliette et de la Mégère apprivoisée, tout comme elle a été une idéale Marguerite Gautier dans la Dame aux Camélias de John Neumeier, lequel fit d’ailleurs beaucoup pour sa trop tardive nomination en avril 2009. Ciaravola, ce fut aussi l’extraordinaire Garance du très beau ballet conçu par José Martinez sur Les Enfants du Paradis: on retrouvait dans son sourire en coin, sa nonchalance, sa beauté à la fois distante et ironique, un soupçon de la gouaille et du chic d’Arletty. Une figure à part, qu’on ne pouvait distribuer dans tous les rôles, mais qui portait en elle la marque de l’étoile.
Onéguine, entré au répertoire de l’Opéra en 2009, alors que le Ballet de Stuttgart l’avait créé en 1965 et repris dans une version remaniée -celle actuelle- en 1967, est une œuvre admirable et surtout émouvante. On a parfois regretté que Cranko, chorégraphe phare d’un néoclassicisme renaissant dans les années 50, ait eut ici l’idée de garder Tchaïkovski comme compositeur, mais sans une note de l’opéra : la partition, agencée par Kurt-Heinz Stolze mêlant assez habilement d’ailleurs, des pièces pour piano, Les Saisons, et des éléments d’opéras dont Francesca da Rimini. Car rares sont les chorégraphes qui transposent un opéra tel quel: ainsi Neumeier pour la Dame aux Camélias a- t’il préféré Chopin à Verdi et Ashton dans Marguerite et Armand, choisi Liszt. Pour sa part, Béjart s’y risqua pour une Flûte enchantée ratée.
Au départ, donc, on est tourmenté de ne pas être privé des grands moments lyriques attendus comme des temps forts incontournables, d’autant que Cranko a exactement gardé le déroulement de l’opéra, à quelques modifications près. Mais assez vite, on se dit que le pari n’est pas si mauvais, d’autant que le chorégraphe montre ici un art de la narration tout en simplicité qui rend l’histoire parlante sans abuser d’une trop lourde pantomime. Et il a eu pour compenser des idées très subtiles: pour l’air de la lettre, Tatiana rêve d’un Onéguine qui lui apparaît dans un miroir, d’où un duo enflammé qui est du reste le plus beau pas de deux du ballet, avec des tournoiements d’une extrême difficulté qui sont l’une des marques du chorégraphe. Pour l’air de Lenski, des visions du passé bouleversantes, tandis que le duel se prépare. Et quelle bonne idée que d’avoir introduit le Prince Grémine dans la réunion du 1er acte. Le rôle s’étoffe, et on ne le retrouve qu’avec plus de vraisemblance au dernier.
Et surtout, il faut saluer la performance du ballet de l’Opéra, lequel n’est pas caractérisé par son romantisme habituellement, mais qui ici, extrêmement bien mis en selle par Jane Bourne et Tamas Detrich, donne une interprétation survitaminée de ce drame à la fois lyrique et terriblement impulsif, ce qui prouve que le sud-africain John Cranko avait bien saisi la couleur russe. Le chef James Tuggle est d’une énergie qui déplace les montagnes, et surtout, surtout, on a eu une surprise exceptionnelle le soir de la première : d’une part avec un couple Lenski-Olga, incarné par Matthias Heymann et Charline Giezendanner - pas encore première danseuse ! - éblouissant de fraîcheur et de naturel, et d’autre part pour la force de l’incarnation, l’alliance profonde de Ludmila Pagliero et Karl Paquette en Tatiana et Onéguine. Elle, qui n’est pourtant pas la plus populaire étoile de l’Opéra, a développé ici un sens dramatique d’autant plus exceptionnel que tout en réserve, avec une classe extrême, et une sorte de pudeur inscrite dans son profil et ses gestes élégants : capable pourtant d’exploser par ressauts dans les moments de passion, et d’autant plus prenante. Elle a d’ailleurs paru avoir quelque peine à sortir de sa douloureuse incarnation après l’ultime transport, accueillant les applaudissements d’un air égaré: merveilleuse ballerine à surprises dont on est heureux de saluer la performance. Quant à lui, toujours beau et efficace, mais cette fois mieux que cela : sanglé dans la noirceur de son personnage, il dégageait un charme troublant, et une densité presque maléfique qui ne sont pas toujours son fait. Cet Onéguine, même s’il laissera sur la mélancolie du départ d’Isabelle Ciaravola, a donc fait des heureux. Outre la pléiade d’autres couples scintillants qui alterneront dans ces rôles extrêmement valorisants.
Jacqueline Thuilleux
Onéguine (chor. John Cranko ; mus. Tchaïkovski ; arrgt et orch. Kurt-Heinz Stolze) - Paris, Palais Garnier, le 3 février , prochaines représentations les 8, 10, 11, 16, 23, 24, 25, 26, 28 février & 4 et 5 mars 2014. Adieux d’Isabelle Ciaravola, le 28 février
www.concertclassic.com/concert/oneguine-de-john-cranko
Photo © Lidvac
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