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Paris - Compte-rendu : Berlioz selon Sasha Waltz : la grâce
Si Roméo et Juliette est, de l’aveu même de Berlioz, une œuvre libre, appelle-t-elle naturellement la danse ? Sasha Waltz ne tranche pas vraiment la question, car son spectacle est avant tout une narration dramatique, où la danse n’est jamais une finalité. Et l’émotion qui se dégageait mesure à mesure de cette soirée indiquait bien qu’elle avait réussi ce pari délicat : transformer un challenge en un acte comme naturel. Aucun hiatus entre la fosse et le plateau, sinon que dans la fosse justement l’Orchestre de l’Opéra, approximatif, lourd, atone, ne donnait qu’une idée biaisée de l’orchestre de Berlioz, qui dans Roméo et Juliette atteint des sommets d’inventivité ; il faut dire que la baguette prudente de Vello Pähn n’aide guère et l’on reste curieux de ce que Gergiev, qui alterne, pourrait en tirer.
La chorégraphe n’a pas renoncé à sa chère distanciation, à son humour savoureusement décalé, mais elle en réserve l’usage au seul Bal des Capulets, commencé par un buffet finement croqué et terminé dans une ivresse somnambulique. Ailleurs elle produit un mélange de tendresse et de désespoir qui tombe naturellement dans la musique de Berlioz. Les amis de Roméo sont de jeunes courtisans tout entiers absorbés par leur homosexualité, que Waltz illustre avec une grande douceur, Juliette comme un songe fragile de Roméo et Roméo lui même comme détaché de tout ce monde qui l’entoure a des faux airs d’Hamlet. Waltz a ainsi souligné une des dimensions importantes de la dramaturgie de la partition : ce sentiment de solitude qui exsude si souvent de la musique de Berlioz. Solitude et Nuit. Le rite funéraire de Juliette est l’acmé du spectacle, impressionnant de terreur contenue, avec quelque chose d’hiératique que l’ensevelissement du corps sous les galets vient confirmer par un glaçant point d’orgue de silence.
Autre moment décisif, lorsque Roméo s’essaye à gravir, là encore dans une longue ponctuation de silence l’immense paroi dressée où s’est écoulé le sang de Juliette. Hervé Moreau, avec un désespoir têtu, résume dans cette escalade impossible son Roméo subtil et dangereusement fragile, dansé avec une grâce meurtrie qui transparaît dans chaque geste (cette main attardée sur la cheville de Juliette alors que le praticable s’élève, séparant à jamais les amants), et Aurélie Dupont, plus funambule que jamais, donne pourtant un relief assez dramatique à sa Juliette. Le tombeau est d’anthologie, avec ses lumières délétères, et la distribution vocale impeccable. Où Ekaterina Gubanova a-t-elle pris ce français parfait ? A croire qu’elle a été élevée par un précepteur parisien avant la révolution de 1917. Ses stances, voluptueuses et tristes à la fois, sont encore dans nos oreilles. Beuron, filant sa Reine Mab en voix de velours, avec plus de charme que d’ironie, ferait rendre les armes au plus difficile des critiques, mais sait-il qu’aujourd’hui il pourrait enfin être justement le grand ténor Berlioz qui nous manque tant, peut-être pas déjà Enée, mais en tous cas Benvenuto ?
Pour le Père Laurence, dansé par Nicolas Paul comme un grand prêtre d’Osiris, Mikhail Petrenko, en voix d’or, déployait son legato si amplement soutenu par des harmoniques denses, et son français était tout aussi exemplaire. Ces russes décidément !
Jean-Charles Hoffelé
Hector Berlioz, Roméo et Juliette chorégraphié par Sasha Waltz, Opéra Bastille, le 8 octobre, puis les 9, 11, 12, 15, 16, 17 et 20 octobre
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Photo : Bernd Uhlig
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