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Portrait Baroque - André Campra (1660-1744) - La verve provençale

Les Fêtes Vénitiennes d’André Campra occupent la scène de l’Opéra Comique du 26 janvier au 2 février dans une production confiée à Robert Carsen et William Christie. L’occasion pour Olivier Rouvière de tracer un portrait du compositeur aixois.
 
Né à Aix-en-Provence en 1660, André Campra était d’origine italienne par son père Gian Francesco, chirurgien et violoniste de la région de Turin. C’est à ce dernier qu’il dut ses premières leçons et peut-être son goût pour le violon, instrument d’origine transalpine, qu’il contribua à introduire dans les pièces d’église, à une époque où il était considéré comme essentiellement profane et plutôt lié à la danse.
Mais Campra ne montra jamais beaucoup de respect pour les traditions….
 
Un chapelain culotté

Alors qu’il chante dans le chœur de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix, il est en effet sermonné pour avoir participé à des représentations théâtrales. Ce qui ne l’empêche pas d’être fait chapelain, puis d’obtenir le poste de maître de chapelle de Saint-Trophime d’Arles en 1681.
 Deux ans plus tard, on le retrouve à Toulouse, comme maître de musique de Saint-Etienne. En 1690, ayant imprudemment fréquenté (engrossé ?) une jeune fille, il tombe entre les mains d’un maître chanteur, qui recrute pour les galères royales de Toulon ; refusant l’enrôlement, il est emprisonné mais échappe à la conscription forcée grâce à la protection de l’archevêque de Toulouse. Cependant, Campra continue d’avoir la bougeotte : en janvier 1694, il demande à son diocèse de lui accorder un congé d’études de quatre mois à Paris, afin de se rendre « plus propre au service ».
 
Il ne retournera jamais à Toulouse. Très vite, il occupe divers postes de chef de chœur à Notre-Dame et à la Sainte-Chapelle, tout en composant la musique de tragédies latines destinées au Collège jésuite Louis-le-Grand, aux côtés de Marc-Antoine Charpentier.
Sans doute cette activité réveille-t-elle son goût pour le théâtre puisque, vers le même temps, en 1697, il donne à l’Académie royale de Musique son premier ouvrage lyrique, L’Europe galante (1), qui connaît un éclatant succès. 
 
L’Europe galante

Sans être tout à fait le premier opéra-ballet de l’histoire, L’Europe lance véritablement un genre qui va dominer la scène française pendant près d’un demi-siècle ; Rameau lui fera écho en 1735 dans Les Indes galantes qui en sont, en quelque sorte, la suite.
D’emblée Campra et son librettiste, Antoine Houdar de La Motte, débutant lui aussi, trouvent la forme adaptée à ce type de spectacle : un Prologue (qui en résume le mince fil narratif) et quatre entrées aux « anecdotes » indépendantes, localisées dans des décors variés (la France, l’Espagne, l’Italie et la Turquie – l’on retrouvera cette dernière dans Les Indes ramistes).
En tête de leur partition, les auteurs s’expliquent sur leur projet : « on a choisi les nations dont les caractères contrastent davantage et promettent plus de jeu pour le théâtre. On a suivi l’idée ordinaire qu’on a du génie de leurs peuples : le Français est peint volage, indiscret et coquet, l’Espagnol fidèle et romanesque, l’Italien jaloux, fin et violent, enfin l’on a exprimé, autant que le théâtre a pu le permettre, la hauteur des Sultans et l’emportement des Sultanes. »
Comme il ressort de cette présentation, la partition, tout en préservant le noble style lullyste pour les récitatifs, privilégie la veine comique et légère, les danses, les pages de caractère et n’hésite pas à inclure quelques arias italiennes dotées de da capo et une forlane dans l’acte vénitien, ainsi qu’un air en langue espagnole et un « sommeil » sur basse de chaconne (originaire d’Espagne) dans l’acte ibérique.
Mais, en ce dernier quart du règne de Louis XIV, dominé par l’austère figure de Madame de Maintenon, il est fort mal vu pour un homme d’église de se commettre sur scène : c’est pourquoi Campra fait paraître ses œuvres profanes sous le (pré)nom de son frère cadet, Joseph - tandis que L’Europe galante est publiée sans nom d’auteur, durant trois années consécutives.
Ce qui ne semble avoir trompé personne, si l’on en croit le fameux quatrain :
Quand notre Archevêque saura
L’Auteur du nouvel opéra
De sa cathédrale
Campra décampera.
 
Fêtes et Carnaval
 
C’est effectivement ce qui se passe en 1700, et Campra, devenu « conducteur » à l’Opéra (l’équivalent de notre chef d’orchestre), peut désormais se livrer à son goût pour la scène, faisant alterner opéras-ballets et ouvrages plus sérieux.
Dans le premier genre, Le Carnaval de Venise (2), qui suit L’Europe galante dès 1699, manifeste une attirance de plus en plus grande pour l’Italie – où pourtant, notons-le, Campra ne mettra jamais les pieds, à la différence de Charpentier et, bien entendu, du Florentin Lully.
Dans Le Carnaval, on trouve non seulement des danses (villanelle, sicilienne) et airs italiens, mais, en outre, tout un mini opera seria (Orfeo nell’inferni, doté de chœurs, arias da capo et lamentos), inséré dans le troisième acte, selon le principe du théâtre dans le théâtre - notons que le Prologue, pour sa part, nous révèle la scène en train d’être décorée pour le spectacle !
 
Autre originalité du livret, dû à Regnard : il ne s’agit plus d’un ballet à entrées indépendantes mais, pour la première fois à l’Académie royale de Musique, d’une grande comédie développée en trois actes. Campra tente ici une fusion expérimentale entre tragédie lyrique française (on y trouve les divertissements propres au genre, ainsi qu’une tentative de meurtre) et commedia dell’arte.
 
Le succès n’est cependant pas au rendez-vous et le compositeur va revenir au principe des entrées séparées avec Les Festes vénitiennes (1710), qui reste son plus grand triomphe, ainsi que celui de l’Académie depuis sa création : pas loin de quatre-vingt représentations, des reprises en 1712, 1721, 1731, 1740, 1750 et 1759, et deux parodies aussitôt troussées sur les tréteaux de la Foire ! Comme cela deviendra le cas dans les opéras-ballets de Rameau, l’ouvrage est à géométrie variable, et s’enrichit ou s’appauvrit de certains « actes » au fil des reprises. En 2015, à l’Opéra-comique (3), nous entendrons « Les Sérénades », « Le Bal » et « L’Opéra » - mais on vit aussi, à l’époque, « Le Triomphe de la Folie », « L’Amour saltimbanque », « Les Barquerolles », « La Feste marine », « Les Devins de la place Saint-Marc », etc.
 
Dans ce chef-d’œuvre, Campra parachève la fusion des styles italien et français, en adaptant notamment des paroles française à un lyrisme (vocalises, tenues, reprises variées) et un accompagnement instrumental (à trois voix, inspiré du concerto grosso) venu de l’autre côté des Alpes – ce qui ne l’empêche pas de rendre hommage à son prédécesseur Lully, en insérant de discrètes citations de ses opéras, ainsi que de ceux de Destouches et de Marais dans Le Bal, ni de pimenter sa partition de danses à la saveur folklorique.
 
Les tragédies

En ce début du XVIII° siècle, Campra ne se cantonne cependant pas au style léger mais sacrifie aussi au genre dominant de la tragédie lyrique en cinq actes, dans lequel Antoine Danchet, librettiste des Festes, excelle tout autant : ensemble, ils donnent ainsi Hésione (1700), Tancrède, (1702), Iphigénie en Tauride (1704), Alcine (1705), Idoménée (1712), Télèphe (1713) et Camille, reine des Volsques (1717), sans toujours convaincre les lullystes nostalgiques.
C’est ainsi qu’en 1702, une chanson populaire voue notre musicien aux gémonies (en compagnie, il est vrai, de tous les autres auteurs à la mode) :
Le Provençal Campra
N’est bon que pour des sornettes.
Pour les marionnettes,
Il fait ses opéras.
 
Pourtant, que d’impressionnantes nouveautés dans ses ouvrages, même si Campra se montre de plus en plus attaché, au fil du temps, à la tradition française, révisant par exemple en 1731 son très sanglant Idoménée (4) - dont Mozart édulcorera le livret pour sa propre version, née soixante-dix ans plus tard – afin d’y accroître la part du récitatif (lullyste) au détriment des ariettes (italianisantes).
Son apport ne se limite pas à la robustesse « provençale » de l’inspiration mélodique, évidente dans les danses, uniformément admirées pour leur vivacité, mais intéresse aussi des scènes d’ensemble au « souffle » impressionnant (telle l’invocation à Neptune, au IV° acte d’Idoménée) contrastant avec des divertissements raffinés inspirés du monde de la cantate (les trois petits airs d’Electre à la fin de l’Acte III du même opéra).
 
La chose est particulièrement sensible dans sa seconde tragédie lyrique, Tancrède (5), cinq fois reprise de son vivant puis encore en 1764, l’année de la mort de Rameau, et dont l’Histoire de l’Académie royale de Musique affirme, quarante ans après sa composition : « cet opéra est le plus beau qui ait jamais été écrit » !
 
Notons que, de façon alors inouïe, les premiers rôles y sont réservés à des voix graves : pas de haute-contre héroïque mais un bas-dessus (mezzo) pour Clorinde et une basse-taille (baryton) pour Tancrède. Solistes, instruments et chœurs y sont convoqués pour brosser d’impressionnants tableaux, comme le fracassant serment de vengeance au pied des tombeaux du premier acte - que l’on retrouvera dans le Dardanus de Rameau, en 1739. Et nombre de solos prennent la forme d’ariosos (ni air, ni récit) d’une grande plasticité, nimbés d’une orchestration qui, tantôt, campe le décor (les fameux « murmures de la forêt » de l’Acte III, la scène d’enchantement du IV), tantôt amplifie la charge affective de la déclamation (extraordinaire disparitions d’Argant puis de Tancrède, à l’Acte V)
 
Cantates
 
Soutenu par le prince de Conti, dont il devient le maître de musique en 1722, ainsi que par Philippe d’Orléans, qui lui fait attribuer une pension par le roi (âgé de huit ans, en 1718), Campra atteint l’apogée de sa carrière sous la Régence (entre 1715 et 1723).
Les « petites formes » triomphent durant cette parenthèse frivole de notre histoire : si le premier livre de cantates françaises, paru en 1706, est dû à Jean-Baptiste Morin, Campra s’empare avec un bonheur particulier de ce genre dès 1708. « J’ai tâché autant que j’ai pu de mêler avec la délicatesse française, la vivacité italienne. Je me suis attaché surtout à conserver la beauté du chant, l’expression et notre manière de réciter, qui, selon mon opinion, est la meilleure : c’est aux gens de bon goût à décider si j’ai tort ou raison », déclare-t-il modestement en préambule à son Premier Livre.
 
Dès ce recueil initial, qui compte six titres, le compositeur prend donc soin de faire alterner ariettes à l’italienne, pour les passages réclamant du brio (Arion), et nobles récits français, pour les instant voulant de la gravité (Didon). Mais, avec un sens de l’humour et du théâtre consommé, c’est parfois aux pages coquines qu’il réserve les plus puissants moyens du théâtre, comme dans Les Femmes, qui parodie, avec un talent réjouissant, les tempêtes et sommeils de la tragédie lyrique (6).
 
A nouveau, l’importance expressive de l’accompagnement, ménageant souvent une partie « obligée » (soliste) à la flûte, au violon ou à la viole, annonce Rameau, de façon de plus en plus flagrante au fil des deux autres recueils (1714 et 1728), dont les œuvres tendent à prendre une ampleur « opératique » - Silène et Bacchus, hélas perdue, étant même créée sur la scène de l’Académie royale en 1722.  
 
Grands et petits motets

En dépit de sa mauvaise réputation - il est soupçonné d’accorder indifféremment ses faveurs aux dames comme aux messieurs et, à plus de soixante et dix ans, présidera, dans une tenue équivoque, à un défilé de beautés nues, dans les coulisses de l’Opéra -, Campra multiplie les honneurs, y compris après la mort du Régent : sans passer de concours, il est propulsé « sous-maître de la Chapelle royale » en 1723, aux côtés de Delalande et en même temps que Bernier et Gervais (le titre de « maître » étant réservé à un ecclésiastique, chacun des quatre « sous-maîtres » dirige la musique durant un trimestre, appelé « quartier ») ; puis, Delalande et Bernier ayant décédé, Campra et Gervais se partagent la charge, officiant six mois chacun, jusqu’en 1738. En 1730, il est en outre nommé inspecteur général de l’Académie de musique.
 
Mais ses dernières tragédies lyriques ayant été mal reçues - notamment Achille et Déidamie, composée à l’âge vénérable de soixante-quinze ans, en 1735, année des Indes galantes -, Campra fait un opportun retour à la musique d’église, composant et remaniant de nombreux grands motets (près d’une cinquantaine), mal connus aujourd’hui car laissés manuscrits (7), qui comptent parmi les premiers succès du Concert spirituel récemment fondé (1725).
On ne sait si son Requiem (8) date de cette époque – les spécialistes tendent à en placer la composition entre 1716 et 1722, tout en estimant qu’il dut être révisé après 1730. A côtés des grands psaumes italianisants riches en airs de bravoures, soli instrumentaux et pages picturales, le Requiem propose une veine dense, contrapuntique, privilégiant réitérations thématiques (inspirées du cantus firmus) et vastes formes circulaires.
 
Il offre un aspect plus noble et sévère d’un compositeur, qui, souvent taxé de légèreté, reste pourtant profondément catholique, exprimant sa foi avec simplicité et une ferveur communicative dans cinq livres de petits motets publiés entre 1695 et 1720, et régulièrement réimprimés tout au long de sa carrière : dans ces mini-cantates sacrées pour une ou deux voix, basse continue et, parfois, un ou deux violons, Campra multiplie les indications de nuance («gravement», «gracieusement et point lent», «rondement», «tendrement», «gay et piqué»,  «vite sans presser») et n’hésite pas à s’inspirer de la musique populaire (9).
 
Influent et esseulé
 
Du coup, la dévotion devient à la mode : on court églises et couvents pour savourer un petit motet de Campra comme on écume les salons pour découvrir ses cantates - ou exhiber sa toilette ! Voltaire se réjouit de cet assouplissement des mœurs, auquel se voit associée la musique de Campra dans l’Epître à Madame de Fontaine-Martel :
 
Et, pour mieux chasser toute angoisse,
Au curé préférant Campra,
Vous avez loge à l’opéra
Au lieu de banc dans la paroisse :
Et ce qui rend mon sort plus doux,
C’est que ma maîtresse, chez vous,
La liberté, se voit logée.

 
Bien que les grands ouvrages de Campra soient peu donnés à la cour (sinon par extraits, dans les appartements de la reine, Marie Leczinska, qui s’entiche de L’Europe galante), le musicien conserve son influence et, jusqu’à la fin de sa vie, reste à l’écoute de l’évolution des styles.
 
C’est d’ailleurs lui qui, encore inspecteur de l’Académie, favorise l’avènement de Rameau, affirmant, lors de la création d’Hippolyte et Aricie, en 1733 : « il y a assez de musique dans cet opéra pour en faire dix ; cet homme nous éclipsera tous ». Il encourage pareillement la création des titres audacieux de Montéclair, Rebel et Francoeur, engage le décorateur Servandoni et le peintre François Boucher.
 
Miné par la maladie et le surmenage, Campra abandonne à son successeur, l’occitan Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, la direction du chœur de la Sainte-Chapelle en 1742. Il s’éteint à Versailles deux ans plus tard, à quatre-vingt quatre ans, pauvre et isolé, l’année même où Louis XV - qui n’a jamais manifesté un grand intérêt pour la musique -  est salué du nom de « Bien-Aimé »…
 
Olivier Rouvière

Photo © DR
 
 

  1. Aucune intégrale de L’Europe galante n’a encore été enregistrée. Gustav Leonhardt a en a gravé des extraits un peu guindés en 1973 (souvent couplés avec Le Bourgeois gentilhomme de Lully, DHM).
  2.  Intégrale par Le Concert spirituel d’Hervé Niquet, Glossa, 2011.
  3. Représentations les 26, 27, 29, 30 janvier, 1er et 2 février 2015 à l’Opéra Comique.
  4. Intégrale par Les Arts Florissants de William Christie, Harmonia Mundi, 1991.
  5. Intégrale par La Grande Ecurie et la Chambre du Roy de Jean-Claude Malgoire, Erato, 1986.
  6.  Les enregistrements de cantates de Campra sont assez nombreux : on écoutera surtout celui des Arts Florissants (HM, 1986), ainsi que la version datée mais toujours goûteuse des Femmes par Gérard Souzay (Erato, 1950).
  7. Ecouter notamment Les Arts Florissants (Erato, 2003) et Le Concert spirituel (3 volumes, Adda, 1990-1992).
  8. Nombreuses références : John Eliot Gardiner (Erato, 1979), Hervé Niquet (Adda, 1991), Philippe Herreweghe (HM, 1986), Olivier Schneebeli (K617, 2011), etc.
  9. Ecouter notamment l’Ensemble Canzona de Theresa Caudle (Etcetera, 1999) et Le Concert baroque de Dominique Serve (Casa, 2001).

 
Campra : Les Fêtes Vénitiennes
Les 26, 27, 29, 30 janvier, les 1er et 2 février 2015
Paris – Opéra Comique

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