Journal
Rencontre avec Hélène Grimaud
Dans une interview récente, Evgeny Kissin évoquait sa vie de concertiste qu’il compare à un ‘dilemme faustien’. Il connaît de plus en plus la nervosité avant un concert, le vide qui s’en suit et les doutes concernant son propre futur. Est-ce que cela s’appliquerait aussi à votre propre existence ?
Hélène Grimaud : Je crois que cela s’applique à l’existence de la plupart d’entre nous parce qu’il y a toujours un choix à faire qui est plus ou moins douloureux selon les carrefours de l’existence. On arrive à différents âges de la vie, à un seuil, pas un seuil de maturité mais disons, un stade où on est confronté à des défis différents chaque fois et finalement, on réalise que l’expérience qu’on a pu accumuler auparavant n’est pas nécessairement suffisante pour nous prêter des ailes pour faire face à ce qui nous attend cinq ans plus tard ou dix ans plus tard. Et dans la mesure où on place la barre toujours plus haut pour soi- même, effectivement cela peut rendre… cela peut donner à l’existence cette coloration un peu… ‘désespéré’, le mot n’est pas juste parce qu’il est trop fort, mais avec toujours la sensation d’essayer d’atteindre quelque chose et après de se demander finalement pourquoi cette quête d’absolu, puisqu’elle est sans cesse une déception ?
Parlons du concert en lui-même. Est-ce que le concert idéal existe ? Avez-vous des dates qui vous viennent à l’esprit ?
Hélène Grimaud : C’est curieux, il y a encore six mois j’aurais certainement pu vous donner certains exemples mais là je dois dire, au fur et à mesure que le temps passe, je me rends compte que non. Finalement le concert idéal, c’est le concert où il s’est passé quelque chose de plus que ce pourquoi on s’est préparé, lorsque il y a le petit plus d’émotion. Le problème c’est que c’est tellement éphémère et ça peut se produire l’espace d’une mesure, d’un mouvement lent ou d’un autre mouvement. Il faut savoir se satisfaire de petites joies parce que finalement, c’est de ça que la vie est faite. Il en va de même en musique.
Il y a quelques années vous disiez adorer l’expérience du concerto. Par la suite, la tendance s’est un peu inversée puisque le récital a pris une place plus importante. A l’heure actuelle, est ce que cela s’est équilibré ?
Hélène Grimaud : Non, je dirais qu’en ce moment c’est revenu à une prédilection, en tout cas le fait de privilégier dans l’emploi du temps les concerts avec orchestre. C’est quand même toujours cet échange - la vie d’un pianiste est une vie d’un solitaire - et finalement pour quelqu’un qui fait relativement peu de musique de chambre je le regrette. Le concerto c’est finalement l’occasion de pratiquer une musique de chambre à grande échelle, avec les orchestres.
Par rapport à cette semaine à Rome, portez-vous un regard particulier sur ce qui s’est passé ?
Hélène Grimaud : Oui, cette semaine, je dois dire que ce qui m’a fait très plaisir c’est que nous grandissions ensemble. D’abord il y a eu une très belle première répétition, c’était vraiment l’extase je dois dire parce que Yuri Temirkanov dirige avec vraiment beaucoup d’amour, il n’y a pas d’autre mot c’est à dire qu’il le fait avec tendresse, avec générosité, avec engagement et aussi avec cette ouverture à l’intuition de l’instant. C’est quelqu’un qui est très libre, qui est très imaginatif, qui est très fluide dans sa façon de diriger, quelqu’un dont je me sens très proche et avec qui j’ai beaucoup d’affinités. Donc la première répétition, ça a été une joie intense - ne serait ce que pour ça la semaine eût valu la peine - et le fait que les concerts soient allés dans un mouvement de croissance, c’est une jolie expérience comme ça avec tout un groupe. Mais il faut se lancer dans le concert avec un certain sens de l’aventure, c’est à dire ne pas essayer de reproduire ce qui s’est passé la veille uniquement parce que c’était à la hauteur. Il faut le faire comme si c’était quelque chose de totalement neuf et avec Yuri Temirkanov, il y a justement cette spontanéité qui permet ça.
C’est plutôt le genre de chef pour lequel on se passe de mots ?
Hélène Grimaud : Ah oui, absolument. Avec lui cela se passe à un autre niveau et c’est ce qu’il y a de beau. Aux répétitions, on a peut être échangé un total de dix mots en dix ans. Aux premières répétitions de travail, on enchaîne l’oeuvre et tout se passe au feeling, au fait d’être vraiment connecté à l’autre et ouvert à ce qui peut se passer à chaque instant. Cest vraiment une très très belle expérience. Pour cela, c'est vraiment un de mes chefs préférés.
Aviez vous déjà joué Brahms ensemble ?
Hélène Grimaud : Non. Non, et là justement c’était une autre source de bonheur c’est que je l’avais entendu diriger la 2e symphonie de Brahms à Philadelphie, une des dernières fois où nous avions travaillé ensemble et donc je me réjouissais d’autant plus de venir faire cette œuvre avec lui. J’ai beaucoup aimé la façon dont il dirigeait la 2e, qui est une symphonie difficile, qui est à mon avis certainement la plus délicate. J‘étais très impressionnée par ce qu’il a fait.
Revenons à la direction. L’an prochain, vous allez être en tournée avec la Deutsche Kammerphilharmonie avec au programme Mozart, Bach et Janacek. Vous serez également à la direction.
Hélène Grimaud : Oui, mais alors, je ne le dirais pas ainsi. C'est pendant les répétitions que le travail va se faire vraiment. Une fois que l’on sera en concert, je ne vais ni être sur un podium ni même vraiment diriger du piano, tout cela se sera fait au niveau de la conception, au moment du travail. On a donc de longues périodes de répétitions dont une qui commence à la fin du mois de Janvier. Je l’avais fait une fois avec l’Orpheus Chamber Orchestra il y a deux ans. J’avais beaucoup aimé ce travail et donc j’espère que c’est le début d’un mouvement.
Comment abordez vous la partition d’orchestre ?
Hélène Grimaud : Je l’aborde en l’analysant ainsi que je le fais avec des partitions pianistiques.
En musique de chambre, vous avez eu une lignée de partenaires prestigieux, est ce que la prochaine collaboration pourrait être avec Hilary Hahn ?
Hélène Grimaud : Oui, nous nous sommes parlé pour la première fois relativement récemment. Nous avions échangé quelques missives dans les années qui viennent de s’écouler et il y a effectivement un projet. C’est dommage, nous aurions pu collaborer à Verbier cet été mais à cause d’un problème de dates il y a eu un quiproquo. J’aurai beaucoup de plaisir à travailler avec elle parce qu’il y a une pureté dans ce qu’elle fait, une élégance, une aristocratie d’expression qui est absolument merveilleuse.
On avait parlé d’une autre collaboration avec la danseuse Sylvie Guilhem ?
Hélène Grimaud : Ça c’est une très très belle idée… nous nous sommes rencontrées et c’est quelqu’un d’absolument intrigant, captivant. Nous avons donc parlé d’un projet de musique pianistique dansé. Alors le problème, enfin ce n’est pas un problème, mais le fait est qu’elle ne souhaite pas s’atteler à la chorégraphie donc nous avons eu du mal à trouver le chorégraphe qui s’intéresse à essayer de mettre ce travail sur pied. Ça a été un petit peu ce qui a freiné l’élan de cette belle idée mais il se peut que ça se produise encore. En tout cas la rencontre à Londres a été vraiment un grand plaisir pour moi parce que c’est une fille qui a un immense caractère, très déterminée, qui est très engagée et passionnée. Elle a vraiment le caractère que j’aime, caractère entier, et j’ai eu beaucoup de plaisir à la rencontrer. J’ai assisté à une répétition et je dois dire qu’elle est hypnotisante. Elle a une grâce, une expressivité dans sa façon de bouger que j’ai rarement vue. J’étais complètement « mesmerized » comme ils disent en Anglais.
En ce qui concerne le répertoire de concert, est-ce que c’est primordial de jouer ce qui a été enregistré ? Parfois ce n’est pas toujours possible…
Hélène Grimaud : Oui, effectivement ce n’est pas toujours possible. Primordial, oui et non parce que moi j’ai fait tout et son contraire, c'est-à-dire qu’il m’est arrivé d’enregistrer des œuvres sans jamais les avoir jouées et de ne les jouer qu’après que l‘enregistrement soit sorti. D’autres fois, ça été l’inverse où j’ai beaucoup joué une œuvre, je l’ai enregistré et je ne l’ai plus jamais touchée à partir du moment où le disque est sorti. Il y a eu vraiment tous les cas de figures.
Evidemment quand il s’agit d’œuvres majeures, comme le concerto de Schumann, ce sont des œuvres qui de toute façon vous accompagnent tout au long de votre existence, donc elles réapparaissent sans timing particulier. Et puis il faut dire que maintenant j’ai conscience du fait que l’enregistrement d’une œuvre implique qu’elle change à l’intérieur de soi. Parce que cette intimité finalement quasi érotique avec le micro, dès la fin de l’enregistrement, fait que l’œuvre a fait un bond. Donc pour moi, la tentation est maintenant plus forte d’accompagner l’œuvre sur un chemin un peu plus long, après l’enregistrement, pour pouvoir vivre cette transformation.
Pour le Noël des enfants organisé à l’Elysée, le chef de l’Etat et son épouse ont fait venir le rappeur M’Pokora. Vous qui avez joué ces derniers temps sur différents fronts pour faire passer un certain message, est ce que vous auriez envie un jour de leur proposer votre participation ?
Hélène Grimaud : Oui, évidemment. Moi, je le ferais volontiers. Aux Etats-Unis je l’ai fait très très souvent parce qu’il y a une infrastructure différente. Ce qui se fait parfois, c’est que les scolaires accompagnent un projet sur la longueur. Les sections d’orchestres se rendent dans les écoles et expliquent comment ils travaillent et familiarisent les enfants avec un programme ou une œuvre majeure. Il y a des centaines de scolaires de milieux différents à chaque fois lors de ces répétitions. Je trouve que c’est une très belle introduction à ce monde. En France, ça commence à se faire. Par exemple, avec le National à Paris il y avait des élèves au moment de la répétition qui ont posé beaucoup de questions. Mais cela se fait encore trop rarement.
Est-ce qu’on vous a déjà demandé de donner des Master Classes en France ? Dans des conservatoires ou des universités ?
Hélène Grimaud : En France, non... Finalement, je ne m’étais jamais posé la question jusqu’à ce que vous me la posiez.
Quel est le dernier concert auquel vous avez assisté ?
Hélène Grimaud : Le dernier en date n’est pas nécessairement celui dont je me souviens. En vrac, et ce ne sont pas les derniers que j’ai entendus, mais ceux qui m’ont le plus marqués dans les deux années qui viennent de s’écouler, il y a eu Die Fraue ohne Shatten (la femme sans ombre) de Strauss au Métropolitan de New York avec Thieleman et le concert de Pollini au Japon auquel je dois le deuxième disque (NDR chez Deutsche Gramomphon). Encore une fois, ce n’est pas une question de ce qui est le plus proche de nous, chronologiquement parlant, mais ce qui m’a le plus fortement marqué.
Interview réalisée par Florence Michel à Rome le 22 décembre 2005
Prochains concerts d'Hélène Grimaud
Photo : DR / Deutsche Grammophon
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