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Roméo et Juliette par le Ballet Royal de Suède au Palais Garnier - North Side Story - Compte rendu
Du Mats Ek pur et dur, qui claque comme un fouet avec une violence brute, même si le chorégraphe tente toujours de se démarquer de son propre style. Ici pour ce ballet parfaitement narratif, créé il y a deux ans par le Ballet Royal de Suède, il n’y est pas parvenu, et c’est tant mieux. On retrouve, avec peut-être un peu moins d’originalité, la même force de frappe que dans sa Giselle, la même pulsion rugueuse, le même délire organique qui opposait déjà paysans et aristocratie, et qui mêle ici lutte de clans et conflit générationnel, exacerbés par l’égoïsme des adultes fossilisés dans leurs pouvoirs éphémères, et d’autant plus revendiqués.
Dans le conflit de Juliette et de son père, puisque la famille de Roméo n’apparaît qu’en la personne de ses deux amis, Benvolio et Mercutio, réapparaît l’un des axes d’expression essentiels de Mats Ek, homme du Nord enraciné dans la réalité la plus brute, qui s’est toujours nourri de son temps, et de ses moments extrêmes : ici conflits urbains, luttes de territoire et de pouvoir, sont durement mis en scène, et aussi l’horreur qu’ont inspiré à Mats Ek plusieurs drames arrivés en Suède dans les communautés musulmanes, où des pères ont tué leurs filles lorsque se croyant libres de leurs choix, elles ont voulu épouser des Suédois.
Que peut dire la danse ? Mats Ek va très loin dans cette quête. L’abstrait, trop facile, ne lui suffit pas et son ballet nous communique viscéralement les plus âpres des émotions. Le chorégraphe y impose non seulement un style immédiatement reconnaissable avec ses danseurs cabrés comme des bêtes sauvages, cette fureur de vivre cadrée brutalement, anguleusement, ces coups de reins bestiaux, cette force de frappe de pieds, qui s’enfoncent dans le sol et le martèlent en prise de possession.
Tout parle vrai, tire au but dans ces gestes saccadés, Certaines scènes s’imposent comme de vrais chocs physiques, notamment dans les parades des Capulet, ivres de sexualité et de pouvoir triomphant, dans leurs vêtements chatoyants, avec des danseuses étirées, cambrées, étalées jusqu’à en craquer, dans une hystérie de jouissance de soi. Ek réussit magnifiquement ces provocations haineuses, plus que les scènes lyriques pour lesquelles il est moins doué de façon générale.
Percutant, aussi, avec quelques galopades à couper le souffle, le groupe des amis de Roméo, transformée en bande de bad boys, où Mercutio, gothique et très mal embouché, ressemble plus à un héros de Millénium qu’à un jouvenceau facétieux. Le plus surprenant étant que le prodigieux danseur qui l’incarne, immense et effrayant dans son blouson et son pantalon de cuir, n’a rien de scandinave, puisqu’il est français : on se souviendra longtemps dans ce rôle de Jérôme Marchand, issu du Conservatoire de Lyon et qu’on aurait volontiers pris au début pour Tybalt, avec son arrogante présence. Il a d’ailleurs été, lors de la première, le véritable triomphateur de la soirée.
Autre élément clef de ce succès, l’utilisation extrêmement percutante et intelligente que le chorégraphe a fait de la musique de Tchaïkovski, préférée à celle de Prokofiev, trop collée à l’argument dans son déroulement par scènes précises, et à celle de Berlioz, trop lyrique sans doute pour supporter son propos revendicateur.
On a donc un sublimé de l’œuvre du compositeur depuis son Concerto pour piano n°1 ( Bengt-Åke Lundin est au clavier) à son Quatuor à corde n°1, en passant par les extraits les plus tempétueux de Manfred, la Symphonie n°5, les Suites nos 1 et 3 et Fatum, joués avec une raucité, une violence inhabituelles, que le remarquable chef russe Alexander Polianichko a su arracher à l’Orchestre Colonne, rarement entraîné dans pareil tsunami. Au point que certains passages font véritablement mal, à force d’être pilonnés.
Jérôme Marchand ( Mercutio) © Levieux
Et si ce spectacle parvient à toucher à ce point, c’est aussi qu’il est servi par des danseurs d’exception. Le Ballet de Suède a tout connu depuis qu’il fut créé en 1773 par Gustave III. Les plus grands noms y parurent, Noverre, Bournonville, Didelot, Taglioni, dont l’union à une suédoise donna naissance à Marie Taglioni, créatrice de la Sylphide. Au XXe siècle, les suédois se firent provocants avec les Ballets de Rolf de Maré, dans l’entre-deux-guerres, et secouèrent le cocotier de la tradition.
Plus tard, enfin et surtout, la compagnie allait trouver une identité véritable avec la plus authentique des créatrices suédoises, Birgit Cullberg, la mère de Mats Ek. La technique classique allait ensuite de nouveau gagner du terrain mais sans s‘opposer aux nouvelles voies, ce qui permet aujourd’hui à la troupe, dont les éléments sont venus de partout, de passer aisément de Kylian à Neumeier, de Mac Millan à Forsythe et Ek.
Avec une virtuosité et un engagement qui forcent l’admiration. On retiendra ainsi la vibrante et violente Juliette de Mariko Kida, la douceur touchante de son Roméo dépassé par les événements, Anthony Lomuljo, la prestance glaçante de Dawid Kupinski en Tybalt, et, déjà cité, la spectaculaire envergure de Jérôme Marchand.
Et puisque ce Roméo est une affaire de famille, Mats Ek a puisé dans le meilleur de la sienne, introduisant dans le rôle de la nourrice son épouse Ana Laguna, créatrice en 1982 de sa Giselle, et dont la soixantaine n’a pas entamé la force d’expression, ainsi que son frère Niklas Ek, dont la figure solaire, autrefois rayonnante chez Béjart, laisse la place aujourd’hui à un homme raviné, creusé, à qui il fait porter le poids des malheurs d’une Vérone admirablement grisée par les murailles mobiles inventées par la décoratrice Magdalena Aberg, laquelle a aussi signé de spectaculaires costumes aux couleurs de feu.
Jacqueline Thuilleux
Roméo et Juliette ( chor. Mats Ek) – Paris, Palais Garnier, 6 janvier 2015
Photo © Levieux
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