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Saül de Haendel au Châtelet – Bouleversante descente aux abîmes – Compte-rendu
Barrie Kosky, dont on a reçu le choc récemment à l’Opéra Bastille pour un prodigieux Prince Igor (1), a l’art de déranger, sans forcément provoquer, ce qui est infiniment plus subtil et difficile. Il sait fouiller dans l’âme comme personne, et plus que la gestique des personnages, où un Chéreau fut maître, comme un Tcherniakov aujourd’hui, il parvient à marier espace et individus en un contraste parlant, brûlant, qui arrache à la musique toute sa violence et transporte les spectateurs dans un univers perturbant. L’art de la progression aussi : on se souvient des horribles Danses polovtsiennes puis de l’attente désespérée de Iaroslavna et de ses retrouvailles sans joie avec son mari Igor. Ici, même ascension vers le trou noir de la mort de Saül et de son fils, et du faux triomphe de David, dont nul ne songe à se réjouir. Aucun espoir n’affleure dans ces mises en scène qui disent la sombre condition humaine, l’inutilité des armes (déjà très soulignée par le texte de l’oratorio) et accessoirement la misère d’Israël, qu’il soit vainqueur ou vaincu.
© Patrick Berger
Le spectacle, bien que Saül soit un oratorio, fut une des productions les plus acclamées du Festival de Glyndebourne en 2015, et son triomphe se répand de façon flamboyante dans le beau nouveau Châtelet. Il le mérite en tous points, car rarement la musique de Haendel aura été jouée avec autant de puissance expressive par les Talens lyriques, emmenés par Laurence Cummings, qui n’ont ici rien des maniérismes du baroque mais seulement sa force explosive : splendeur musicale appuyée par la folie confondante du chœur éblouissant, réuni pour la circonstance, et anglo-saxon à l’évidence. Ainsi lancée, la langue de Haendel frise le germain !
On peut penser que pour un homme de théâtre aussi inspiré que l’est Barrie Kosky, bien au-delà des modes, le fait de travailler sur un oratorio offre des plages de liberté considérables et lui permet de déployer ces espaces vierges visuellement sur lesquels il inscrit quelques attitudes majeures, qui ont ainsi le temps de diffuser tout leur message. Ce, particulièrement dans la deuxième partie, contrastant tellement avec les couleurs de la première, grotesquement fleurie, gloussante, endiablée, et costumée et décorée façon dix-huitième siècle par Katrin Lea Tag, tandis que les personnages masculins sont eux essentiellement en sobres costumes contemporains, pour mieux dégager leur intemporanéité.
Anna Devin (Michal) © Patrick Berger
Là, c’est le noir, l’anthracite qui prédominent, avec un sol de terre. L’image de Saül dans les bras de la sorcière, puis leur départ tous deux, appuyés l’un sur l’autre, marchant péniblement sur un champ nu, vers une mort inéluctable, dégagent une solitude bouleversante, tout comme la vision des corps décapités du père et du fils, gisant au milieu de leurs troupes défaites, tableau qui n’est pas sans rappeler celui du champ de bataille du film d’Eisenstein Alexandre Nevski, une fois les flonflons de la bataille apaisés.
Le drame de Saül, rattrapé par une jalousie meurtrière, obsédé, possédé, est horrible. Il atteint à l’intensité de ceux de Macbeth et d’Otello et la silhouette de Christopher Purves errant et se battant les flancs dans sa folie, restera dans toutes les mémoires. Une sorte de Roi Lear sur fond de têtes coupées, car avec celle de Goliath sur laquelle s’ouvre le spectacle, tandis que tous gambadent, puis celles du roi et de son fils après la défaite contre les Amalécites, la mise en scène, sans être vicieuse, ne fait pas de cadeau.
David Shaw (Jonathan) & Christopher Purves (Saül) © Patrick Berger
Le cadeau, on l’a dit, c’est d’abord la beauté de l’interprétation, car outre l’impressionnante prise de pouvoir scénique et sonore de Christophe Purves en Saül, on a admiré particulièrement la souplesse de Benjamin Hulett en Jonathan, l’élégance un peu forcée du contre-ténor Christopher Ainslie en David, la justesse des voix de Karina Gauvin et Anna Devin, les deux sœurs si dissemblables, et enfin la prodigieuse performance de Stuart Jackson en grand-prêtre et horrible bouffon, immense, énorme, affreux et morbide démon baroque : performance d’autant plus étonnante qu’ayant laissé sa voix en chemin, il était doublé de la fosse par le jeune et excellent ténor Davis Mullaney, ce qui ajoutait encore à l’étrangeté de son personnage. C’est enfin, et surtout, la façon perturbante et si vraie, si déchirante qu’a Barrie Kosky d’aller au plus profond de la souffrance humaine. Epoustouflant hommage au génie haendélien.
Jacqueline Thuilleux
(1) www.concertclassic.com/article/le-prince-igor-de-borodine-vu-par-barrie-kosky-fascinante-barbarie-compte-rendu
Haendel : Saül – Paris, Théâtre du Châtelet, le 27 janvier : prochaines représentations, les 29 et 31 janvier 2020. www.chatelet.com
Photo © Patrick Berger
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