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« Transfiguré. Douze vies de Schoenberg » par l’Orchestre de Paris – Aimer Schoenberg – Compte-rendu
« Aimer Schoenberg ». Par ces mots, titre d’un ouvrage publié il y a une trentaine d’années, le philosophe Olivier Revault d’Allonnes, souhaitait révéler la force esthétique de l’œuvre, mieux encore : sa façon de s’adresser à l’âme, au-delà du seul prisme de la technique musicale. C’est au fond ce que propose l’Orchestre de Paris avec ce programme conçu par le cinéaste Bertrand Bonello, parcours en douze « stations » qui fouillent la musique de Schoenberg, scrutent sa puissance expressive d’extrait en extrait, au gré des formes et des effectifs – du piano solo au grand orchestre – mais en suivant fidèlement la chronologie. Ce dernier point a son importance ; ce qui pourrait apparaître comme une facilité est en fait une juste intuition : la vie du compositeur, ses combats – pour certains provisoirement perdus – et ses exils ont fourni des réponses à ses interrogations esthétiques.
Aimer et faire aimer Schoenberg donc. Mais reste à trouver comment y parvenir sur scène. Pour cela, Bertrand Bonello dispose d’une clef imparable. La musique de Schoenberg, il l’a parfaitement compris, est souvent une musique de l’attente, dont la conclusion est rarement une résolution définitive. Or l’attente, c’est-à-dire l’expérience de la durée, est l’un des traits les plus fascinants du cinéma de Bertrand Bonello, dans L’Apollonide ou plus encore dans Nocturama, où la transgression des règles tacites de la narration cinématographique (le primat de l’action) n’est pas sans rappeler la volonté de Schoenberg de s’affranchir des lois de la tonalité. Le monodrame Erwartung (1909) incarne le point de jonction des deux univers à un siècle de distance, avec des thèmes en complète résonance avec ceux de Nocturama : l’attente, la nuit, le désir, la mort, l’espace immense, le silence… et la musique.
© Mathias Benguigui - PascoandCo
Mis au cœur du spectacle, l’extrait d’Erwartung est celui où se conjuguent le chant, l’action théâtrale et l’immersion cinématographique. Cette apothéose est cependant annoncé dès le début de la représentation : les déambulations silencieuses sur une passerelle qui entoure et surplombe l’orchestre, dont sortiront bientôt les accents nocturnes de La Nuit transfigurée, puis le souffle expressif épique du poème symphonique Pelléas et Mélisande. Bertrand Bonello traduit sur son étroite scène et sur les vastes écrans l’espace musical déployé par Schoenberg et, au-dedans, la place qu’y peut tenir l’individu ; il réussit le pari difficile d’y faire dialoguer silencieusement les corps et les images de ses comédiens (Julia Faure et Adrien Dantou) en contrepoint de la musique.
© Mathias Benguigui - PascoandCo
C’est un autre thème que parcourt le spectacle, central chez Schoenberg, qui était en cela un témoin lucide de son temps : l’individu – et l’espoir du salut et de la sagesse – face à la masse et à la barbarie. Cela se traduit par un parcours tout en contrastes et l’alternance de l’orchestre et du piano solo : le pianiste David Kadouch prend sa part à la dimension théâtrale du concert quand il joue les pièces pour piano (op. 11, op. 19, op. 22) en fond de scène, cerné de couleurs et d’images (dont les autoportraits projetés de Schoenberg). Et l’on ne peut qu’admirer l’effet dramatique du Concerto pour piano (1942) – et la virtuosité du pianiste – dans cette interprétation où soliste et orchestre sont à ce point séparés.
© Mathias Benguigui - PascoandCo
C’est un autre atout de ce programme pour faire « aimer Schoenberg » : une interprétation musicale de haute volée. Si La Nuit transfigurée, en ouverture, sonne un peu épais, accentuant le geste romantique, Ariane Matiakh (photo) restitue ensuite avec brio les couleurs orchestrales de Schoenberg, dans des extraits de Pelléas et Mélisande, d’Erwartung et des Pièces op. 16 à couper le souffle, portées par un Orchestre de Paris particulièrement impliqué. La soprano Sarah Aristidou passe avec une égale justesse expressive de l’univers d’Erwartung à celui de Pierrot lunaire (en arrière-scène, avec quelques musiciens de l’orchestre) ou des Lieder op. 48 (avec David Kadouch). Quant au Chœur de l’Orchestre de Paris, préparé par Richard Wilberforce, ses deux interventions – Friede auf Erden (1907) et le Kol Nidre (1938) sur lequel s’achève le spectacle – sont des moments d’une intensité dramatique rare.
Jean-Guillaume Lebrun
Paris, Philharmonie, Grande Salle, 11 janvier 2024.
Photo © Mathias Benguigui - PascoandCo
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