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Le Prince Igor de Borodine vu par Barrie Kosky – Fascinante barbarie – Compte-rendu
Evénement que l’entrée au répertoire de l’Opéra de cette œuvre touffue, énorme et violente, que le public occidental connaît surtout pour ses excroissances d’un exotisme provoquant, notamment les fameuses Danses Polovtsiennes, passées de mode aujourd’hui mais qui firent longtemps les délices des compagnies de ballet, et pour quelques beaux airs enregistrés par les grandes basses historiques. Car si Alexandre Borodine (1833-1887) est aimé pour sa merveilleuse 2e Symphonie – si chère à Ravel et aux Apaches ! –, son 2e Quatuor à cordes et son poème symphonique Dans les steppes de l’Asie centrale, La Geste du Prince Igor, fondatrice du patrimoine russe, figure peu sur nos tables de chevet. Alors qu’elle fut essentielle pour les nationalistes du XIXe siècle. Dix-huit années de gestation pour un Borodine tourmenté, qui devait laisser l’œuvre inachevée, et que Glazounov et Rimski-Korsakov (que serait devenu l’opéra russe sans son travail inlassable ?) ordonnèrent et achevèrent pour la création de 1890, à Saint-Pétersbourg.
On attendait la couleur russe, on l’a eue au centuple car les interprètes, presque tous du terroir, sont prodigieux. Mais pour ce qui est de la vision des steppes, des boyards et autres tartares, elle est plutôt à l’allemande, car le metteur en scène Barrie Kosky, implanté dans le paysage berlinois et ses obsessions (il dirige la Komische Oper Berlin depuis 2013), la raye totalement, au profit d’un éternel drame humain. Et quel drame ! La guerre, la honte de l’échec, la solitude qui en découle, la barbarie la plus répugnante, l’homme à l’état zéro, la bestialité, le sadisme du conquérant, la vanité des victoires éphémères obtenues à l’arraché. Et puis, heureusement, l’amour le plus pur qui relie les deux héros, l’amour qui aide à survivre, la nature qui irradie les chœurs, nature si présente dans le paysage opératique russe : Ah le soleil, ah le fleuve, ah le vent, ah les petites fleurs ! A-t-on jamais vu un chœur de Verdi s’occuper d’autre chose que des passions humaines ?
Oubliée, donc la Sainte Russie, même si le premier tableau, dessiné par le décorateur Rufus Didwiszus, profile une église traditionnelle bien dorée sur laquelle se détache la silhouette solitaire d’un Igor vite saisi d’épilepsie lorsque se déclenche l’historique éclipse de soleil (1185) , prélude à tant de malheurs. Puis tout se précise : palais en contreplaqué, soldatesque baveuse, misérables religieuses éplorées, jeune fille violée, ensanglantée, et une Iaroslavna en robe légère qui détonne sur ce qu’on sait de l’hostile nature russe. On est dégoûté, choqué d’être tenu si loin de l’enjeu espéré. Bref, première partie répugnante où l’on pressent la magnificence des voix sans qu’elle suffise à lever le phénomène de rejet qu’entraînent ces tableaux.
Puis, tout bascule, non que le lever de rideau sur ce qui va durer deux heures apporte le moindre soulagement avec cet univers carcéral façon camp nazi, ou tout autre dans un monde qui n’est plus possédé que par une violence aveugle et une soif de pouvoir obscène, et qu’habite seule la silhouette brisée, blessée, enchaînée du prince Vladimir, fils d’Igor. Ses lamentations, heureusement, permettent d’apprécier la voix fruitée, intensément expressive du ténor Pavel Cernok. Puis arrive la troublante Kontchakovna, amoureuse éperdue, séductrice irrésistible puisqu’elle a la voix veloutée et les rondeurs glamoureuses d’Anita Rachvelishvili, la seule à être vêtue de façon supportable. Les entrelacements du duo passionné qu’elle entame avec Vladimir apportent enfin un peu de charme à cette vision brutale.
Mais incontestablement, Barrie Kosky a un compte à régler avec l’inhumanité et ce compte, il va le régler à la kalachnikov, de façon absolument terrifiante. En fait tout se déroule comme une lutte avec nos sensibilités, notre désir d’être arraché à cette morbidité, nos rêves d’un ailleurs coloré, séduisant même dans sa violence: lutte qui est gagnée malgré nous, car lorsque Igor captif lance sa déchirante plainte au 2e acte – fabuleux Ilda Abdrazakov – , que Kontchak en costume cravate, vient l’enjôler comme un captif soi-disant respecté, tout en lui donnant des coups de pied et en se moquant de sa faiblesse, et qu’enfin les Danses Polovtsiennes se déclenchent en une terrible mascarade de mort, entre des squelettes et des survivances de cérémonies bestiales, surgis du fond des âges noirs et en ouvrant d’autres, on est suffoqué, cloué par cette irrésistible montée du mal.
Montée que la baguette de Philippe Jordan dirigeant ici à la mitrailleuse, épouse avec une conviction impressionnante. On sait sa propension à l’hystérie, qu’il démontre si bien dans les grands Strauss. Le langoureux n’est pas son fort, l’exotique non plus. Ici, la façon quasi haineuse avec laquelle il serre le propos du metteur en scène en détournant tout ce qui pourrait être séduisant et apporter un peu de répit, démontre un talent dans la graduation vers l’extrême qui laisse pantois.
Reste la fin, qui se veut pompeuse chez Borodine, et qui n’est ici qu’une déroute, les deux époux heureux d’être réunis, mais brisés et sans espoir, tandis que le peuple entonne des chants de victoire qui sonnent comme une caricature des vaines gloires. Mis en forme par son formidable chef José Luis Basso, le choeur de l’Opéra est ici plus russe que russe, et le public fait un accueil triomphal à des interprètes somptueux : en tête, bien évidemment, des basses plus écrasantes les unes que les autres, menées par le Igor d’Ildar Abdrazakov (photo), dont la présence est d’une intelligence aussi subtile que son rôle le permet. Outre les puissances caverneuses de Dmitri Ulyanov en Galitski, de Dimitry Ivashchenko en Kontchak et du magnifique Adam Palka en Skoula. Quant à la Iaroslavna qu’incarne Elena Stikhina (photo), faussement fragile, elle déploie une grandiose intensité dramatique, et sa voix bouleverse même dans le plus aigu, tandis que la chère Anita Rachvelishvili accuse une certaine cassure entre des graves sortis des entrailles et des aigus toujours ensorcelants, face au remarquable Vladimir de Pavel Černoch.
Huées, bien évidemment, pour Barry Kosky qui s’est tant éloigné de l’original, de la part des puristes, voire seulement des amoureux d’une authenticité russe : « Mais, Le Prince Igor, mais Borodine, ce n’est pas ça » ! Certes, Le Prince Igor ce n’est pas ça, mais c’est aussi une œuvre parfois maladroite, pesante, malgré des éclairs de feu et des courbes mélodiques envoûtantes. Et là, une pensée méthodique et riche en fait une chose construite, visionnaire, parlante dans tous ses excès. On en sort souillé, écrasé, effaré, déporté. Faut-il en vouloir au metteur en scène pour sa douloureuse et diabolique intelligence ?
Jacqueline Thuilleux
Photo © Agathe Poupeney — OnP
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