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Une interview de James Conlon – « J’ai eu une vie bien remplie, je n’ai pas à me plaindre »
Vous avez dirigé une quarantaine d’œuvres à l’Opéra de Paris. Quels sont vos souvenirs les plus mémorables ?
C’est une question qu’on me pose fréquemment, mais j’ai tendance à envisager cette époque dans sa globalité, plutôt qu’à en détacher tel ou tel spectacle, même s’il y a toujours des productions qu’on apprécie plus que d’autres, des distributions dont on est plus satisfait. Ce sont neuf années que je n’ai pas vu passer, neuf années de collaboration intense avec tout le personnel de l’Opéra de Paris : l’orchestre et le chœur, bien sûr, mais aussi les régisseurs et les équipes techniques. J’avais l’impression que nous formions une sorte de grande famille. Je n’avais rien à voir avec le ballet, mais je m’entendais très bien même avec Brigitte Lefèvre.
Vous avez eu à Paris un répertoire immense, allant de Mozart à Pascal Dusapin.
Selon moi, être directeur musical, c’est maîtriser un large éventail de répertoires. Quand j’avais 25 ans, j’ai lu l’Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russell, un ouvrage formidable qui va des Grecs aux modernes. Dans l’introduction, Russell explique qu’il y a forcément, pour chaque chapitre, des spécialistes qui en savent beaucoup que lui, mais son avantage à lui est d’avoir une vue d’ensemble. C’est pareil en musique : il faut une connaissance de tous les styles, même si cela n’empêche pas d’avoir des préférences, des affinités. J’aime beaucoup de choses, et je serais incapable de choisir entre Mozart, Verdi, Wagner, Debussy et Stravinsky, ou entre Brahms, Beethoven, Bach et Schumann…
Y a-t-il des œuvres que vous regrettez de ne pas avoir pu diriger à l’Opéra de Paris ?
On ne peut jamais tout faire : j’ai eu une vie bien remplie, je n’ai pas à me plaindre. Je n’ai jamais dirigé Les Troyens, mais c’est une œuvre qu’on ne monte pas si souvent. J’aurais beaucoup aimé diriger une Tétralogie à Paris, il en a été question mais cela ne s’est pas fait. Et c’est la première raison pour laquelle j’ai accepté d’aller à Los Angeles quand Plácido Domingo me l’a proposé. J’y ai mis deux conditions : je voulais créer une tradition wagnérienne (et nous avons donné la Tétralogie pour la première fois à Los Angeles), et je voulais présenter des œuvres des compositeurs réduits au silence par les nazis, et là-dessus, Plácido m’a fait entièrement confiance. Au cours de mes cinq premières années à Los Angeles, j’ai dirigé Le Nain et Une tragédie florentine de Zemlinsky, La Cruche cassée de Viktor Ullmann, Die Gezeichneten de Schreer (c’était la première fois qu’un de ses opéras étaient mis en scène aux Etats-Unis) et Les Oiseaux de Braunfels. C’est étonnant à quel point il reste difficile de convaincre les maisons d’opéra de monter ces œuvres-là ; au concert, c’est différent, car le risque financier n’est pas le même.
Comment avez-vous découvert cette musique ?
C’est une histoire que j’ai souvent racontée. J’étais à Cologne, et durant cout trajet en voiture, j’ai entendu à la radio une musique absolument phénoménale. J’ai écouté jusqu’au bout pour savoir de quoi il s’agissait. C’était Die Seejungfrau. Je connaissais Zemlinsky de nom, mais guère plus, et une véritable passion est née : je me suis mis à diriger ses partitions, et grâce à EMI, j’ai pu enregistrer toutes ses œuvres pour orchestre, ainsi que trois de ses opéras. J’ai ensuite découvert Schreker, puis les compositeurs du camp de Terezin, ainsi qu’Erwin Schulhoff et Walter Braunfels. J’en suis venu à penser qu’ils avaient été victime d’un crime, presque équivalent à un génocide. Nous aurions dû hériter de cette musique, comme nous avons hérité de celle de tous les autres grands du XXe siècle. Ce n’est pas la faute du public, ni des musiciens, mais des nazis. J’ai décidé qu’il fallait y remédier, et si je n’étais pas chef à plein du temps, je m’y consacrerais bien davantage.
© courtesy RAI Orchestra
C’est évidemment vous qui avez proposé de monter Le Nain à Paris ?
Hugues Gall a très bien réagi, et c’est lui qui a suggéré d’associer l’opéra de Zemlinsky à L’Enfant et les sortilèges, avec comme thématique commune celle de l’enfant gâté. Il y avait donc un lien entre les deux œuvres sur le plan dramaturgique. Et comme je ne veux surtout pas enfermer ces compositeurs dans un ghetto, j’étais d’accord pour associer Zemlinsky à Ravel. On donne parfois Le Nain avec la Tragédie florentine : j’adore ces opéras séparément, mais je n’aime pas les voir l’un à la suite de l’autre, car ils me paraissent trop semblables (un peu comme j’ai l’impression de voir deux fois la même chose quand j’assiste au diptyque Cavalleria rusticana-Pagliacci). Un couplage qui fonctionne très bien, en revanche, est celui qui rapproche Le Nain de La Cruche cassée de Viktor Ullmann. L’opéra d’Ullmann est une comédie d’une trentaine de minutes, qui fille comme l’éclair, à la manière de Falstaff. La musique est très différente de celle du Nain, mais Ullmann avait été l’assistant de Zemlinsky à Prague, donc il y a un lien entre les deux compositeurs.
Il y a quelques années, l’Opéra de Lille a présenté une orchestration réduite du Nain. L’ampleur des effectifs exigés par cette musique est-elle un obstacle à sa diffusion ?
Non, je pense que c’est un prétexte plutôt qu’une véritable raison pour laquelle ces œuvres ne sont pas montées. L’orchestre de Die Gezeichneten est énorme, c’est vrai, et on n’a pas réellement besoin des cinq clarinettes exigées par Schreker, on peut en enlever sans que l’on entende la différence. Mais l’orchestre d’Elektra ou de Salomé est tout aussi gigantesque. Et du temps de Zemlinsky, Le Nain et la Tragédie florentine étaient donnés dans de petits théâtres, moyennant quelques aménagements de la partition.
Zemlinsky est encore très présent à votre agenda ?
En début de saison, j’ai dirigé à Baltimore Die Seejungfrau, que je retrouverai bientôt à Hambourg. J’aime beaucoup programmer cette œuvre, car elle est très accessible, elle parle facilement au public. En novembre dernier, j’ai donné avec le Gürzenich de Cologne un programme réunissant deux sinfoniettas : celle de Zemlinsky, qui est son dernier ouvrage achevé, et celle que Korngold a écrite à 16 ans, une pièce de trois quarts d’heures qui requiert un orchestre énorme. C’est incroyable qu’un adolescent ait pu composer un chose pareille. Néanmoins, je ne voudrais pas être étiqueté et ne plus diriger que cette musique-là !
Vous revenez à Paris pour diriger un gala avec Renée Fleming : vous avez une relation privilégiée avec cette artiste ?
Il faudrait demander à Alexander Neef, car c’est lui qui a souhaité nous réunir, Renée Fleming, Robert Carsen et moi. Chaque fois que j’essaye de compter les spectacles que j’ai dirigés et auxquels Renée a participé, j’en oublie. J’étais dans la fosse en 1991 pour ses débuts au Met, en comtesse des Noces de Figaro. Je l’ai dirigée dans Peter Grimes, dans Susannah de Carlisle Floyd... Elle était Violetta dans le Traviata que j’ai dirigée à Los Angeles, mon tout premier spectacle là-bas. Nous n’avons jamais perdu le contact, et nous avons un autre gala prévu à Los Angeles en mai prochain. Quant à Robert Carsen, nous avons fait nos débuts ensemble à Cologne, lorsqu’il a monté Falstaff pour la première fois ; nous avons aussi fait Otello là-bas. A Paris, il y a eu Lohengrin, et Rusalka il y a tout juste vingt ans… Par ailleurs, ce gala coïncide avec un certain nombre d’anniversaires : mes débuts au Palais Garnier remonte à il y a quarante ans (c’était en juin 1982, je dirigeais Il Tabarro couplé avec Pagliacci) ; je fête aussi le cinquantième anniversaire de mes débuts professionnels, puisque j’ai dirigé en 1972 La Bohème à la Juilliard School. Et cela fait tout juste dix-huit ans que j’ai quitté mon poste de directeur musical de l’Opéra de Paris.
Savez-vous pourquoi vous avez été choisi pour occuper ce poste ?
Hugues Gall me l’a proposé parce qu’il pensait que je serais à la hauteur. Il connaissait mon travail, il cherchait quelqu’un qui connaissait en profondeur le métier et ses exigences. Il n’a jamais regretté, et il m’a encore redit il y a peu de temps qu’il considérait rétrospectivement que c’était l’une des bonnes décisions qu’il avait prises.
Avez-vous hésité ? A l’Opéra-Bastille au début des années 1990, tout restait encore à inventer…
Oui, j’ai hésité, mais j’ai accepté. J’avais dirigé quatre productions à Garnier entre 1982 et 1985, mais j’étais venu à Paris alors que j’étais encore étudiant à la Juilliard School. A 21 ans, j’étais extrêmement attiré par la France, par la culture, l’art et la langue de ce pays. C’est alors que j’ai commencé à apprendre le français, et je me suis fait de très bons amis en France dès les années 1970. En 1980, j’ai dirigé pour la première fois l’Orchestre de Paris, avec l’extraordinaire Rostropovitch en soliste, puis j’ai dirigé l’Orchestre national, avec lequel j’ai enregistré pour Erato. J’aimais déjà la France, et j’ai voulu relever le défi.
Vous avez donc eu l’occasion de comparer les deux sites de l’Opéra de Paris …
L’Opéra Bastille a suscité beaucoup de réactions négatives, beaucoup de critiques contre l’architecture même du bâtiment. Moi qui ai fréquenté beaucoup de maisons d’opéra, je peux vous assurer que j’en au moins dix qui sont beaucoup moins bien que Bastille ! Evidemment, Garnier reste pour moi le plus bel opéra au monde (mes amis italiens protesteraient et affirmeraient que c’est le San Carlo, de Naples, mais je préfère Garnier). En revanche, comme lieu de travail, Bastille est un cadre excellent, doté de formidables moyens techniques. C’était la plus moderne des maisons d’opéra à l’époque de son inauguration. Je n’ai jamais eu d’objections contre Bastille en soi. Simplement, il y avait encore du travail à accomplir quand je suis arrivé, notamment sur l’acoustique. Nous avons fait revenir les acousticiens, qui ont procédé à des tests et à des améliorations pendant trois ans, tous les étés.
Tant que nous en sommes aux comparaisons, que pensez-vous du financement de la musique classique en Europe et aux Etats-Unis ?
En tant qu’artiste, je dirais que le mode de financement n’a aucune importance : quand je suis à la baguette, peu importe qui paye. Depuis que j’ai quitté l’Opéra de Paris, j’ai été directeur musical d’un certain nombre d’institutions. J’ai été à la tête du Chicago Symphony Orchestra pendant onze ans (de 2005 à 2015), 11 ans, du Cincinnati May Festival pendant trente-sept ans, un record ! (de 1979 à 2016), j’ai dirigé pendant cinq ans l’Orchestre de la RAI de Turin, donc j’ai un pied en Europe et un pied en Amérique. Les systèmes ont longtemps été très différents, mais ce n’est plus tout à fait vrai. Autrefois, en Europe, le gouvernement était la seule source de financement, mais le vieux continent a dû s’inspirer du système américain et recourir au fundraising. En revanche, l’Amérique n’a rien imité du modèle européen. Cela dit, aux Etats-Unis, le gouvernement soutient les arts indirectement : si un particulier ou une entreprise donne de l’argent à une organisation à but non lucratif, il bénéficie d’une déduction fiscale, ce qui n’est pas le cas en Europe. Le gouvernement vous remercie en baissant vos impôts, donc c’est une forme de soutien accordé à l’art, sauf que le gouvernement ne choisit pas, et c’est très bien ainsi ! Je ne voudrais pas que Washington me dicte quelle symphonie ou quel opéra je dois jouer ! A l’Opéra de Los Angeles, nous avons un Conseil d’administration formidable : pendant le Covid, ils ont augmenté leurs dons, car ils ont compris combien il est facile de disparaître, pour un établissement artistique.
Quels sont vos projets dans un avenir proche ?
Je considère que j’ai actuellement deux grandes missions. Il y a d’une part la Fondation Orel, un site Internet consacré aux compositeurs opprimés par les nazis (orelfoundation.org). On y trouve des informations biographiques sur vingt-quatre compositeurs, des articles et des essais, des vidéos, et une présentation de nos objectifs que j’ai rédigée il y a quelques années, où j’expose les questions que pose cette musique qui a perdu son public. Et il y a la Colburn School, le formidable conservatoire de Los Angeles, en pleine expansion, où je parraine une « Initiative for Recovered voices » : cette expression de « Voix retrouvées », imaginée par l’Opéra de Los Angeles, me paraît bien préférable à « Entartete Musik » qu’on reprend parfois, formule dégradante inventée par les nazis. Mon but est d’aider la nouvelle génération à redécouvrir et à interpréter ces œuvres qui ont subi l’injustice de la censure, car je sais que c’est un travail qui devra se poursuivre bien après moi…
Propos recueillis par Laurent Bury le samedi 2 avril 2022
Gala Renée Fleming / dir. James Conlon
6 avril 2022 – 19h30
Paris – Palais Garnier
arop.operadeparis.fr/programmation/galas/gala-renee-fleming
Photo ©
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