Le répertoire du Festival de Saintes ne limite aucunement à la musique baroque et aux instruments d’époque. A preuve : c’est avec des ouvrages du premier XXe siècle que Le Bateau ivre s’est produit dans la série « Place aux jeunes musiciens ! » de la manifestation charentaise. Réunion de cinq instrumentistes, Le Bateau ivre est né en 2015 autour Quintette pour flûte, violon, alto, violoncelle et harpe de Jean Cras. Samuel Casale (flûte), Séréna Manganas (violon), Valenin Chiapello (alto), Kevin Broudat (violoncelle) et Jean-Baptiste Haye (harpe) n’en sont fort heureusement pas restés là et se sont souvenu du fait que l’ouvrage du compositeur et marin brestois fut écrit en 1927-1928 pour le Quintette instrumental de Paris. Fondé en 1922 par le harpiste Pierre Jamet, celui-ci fut rebaptisé Quintette Pierre Jamet en 1945 et demeurera actif jusqu’à la fin des années 1950. De Vincent d’Indy à Heitor Villa-Lobos, de Jean Françaix à André Jolivet ou László Lajtha, la formation a suscité nombre de créations que Le Bateau ivre s’attache à promouvoir, tout en ajoutant des transcriptions et des créations à son répertoire.
 
Gabriel Pierné (1863-1937), Marcel Tournier (1879-1951), Joseph Jongen (1873-1953), Jean Absil (1893-1974) : équitablement partagé entre compositeurs français et belges wallons, le programme présenté à Saintes est en totalité constitué des pièces écrites entre 1923 et 1939, toutes à l’intention du Quintette instrumental de Paris. Un matériau d’une grande cohérence esthétique, que les cinq jeunes musiciens utiliseront d’ailleurs très bientôt (1) pour « Les Jours Heureux » ; un concert scénarisé sur le thème de l’entre-deux-guerres, entre insouciance des Années folles et montée des périls (à Saintes, quelques textes signés Thomas Mann, Charles Trenet ou Barbara, dits par les musiciens, donnent un avant-goût de ce qu'ils offriront bientôt).
 

© Sébastien Laval
 
On commence avec Variations libres et finale op. 51 de Pierné ; partition sereine, étrangère à l’atmosphère troublée de son époque (1933), pleine de saveur harmonique, au cours de laquelle l’art de la nuance et les subtiles alliances de coloris des interprètes charment d’emblée. Des qualités qui ne s’illustrent pas moins dans la Suite op. 34 de Marcel Tournier, merveilleuse composition en quatre volets datée de 1929. Après la prégnance de Soir et la naïve douceur de Danse, Lied souligne l’exceptionnelle capacité des exécutant à raffiner les timbres, avant une Fête conclusive qui permet à la harpe de Jean-Baptiste Haye de rayonner avec volubilité.

Plutôt que donner l’ouvrage dans sa continuité, Le Bateau ivre a préféré enchâsser en son milieu l’un des très grands succès du Quintette instrumental de Paris, et l’une des premières créations dont il fut l’instigateur : le Concert à cinq op. 71 (1923) de Joseph Jongen. L’accueil réservé à l’époque à cette pièce se comprend aisément lorsque l'on savoure la conversation musicale pleine de relief et d’esprit qu’y nouent les musiciens, du Décidé initial, lancé par la flûte lumineuse et sensuelle de Samuel Casale, au jubilatoire finale, au passant par la prégnance poétique du Calme médian. Une partition pour un effectif rare certes, mais un vrai bijou du répertoire chambriste ! On sait gré au Bateau ivre de lui redonner vie tout comme, en conclusion, au Concert à cinq op. 38  de Jean Absil dont les harmonies plus âpres, plus inquiètes et les accents parfois mordants sont aussi bien compris que restitués par les musiciens. L'ouvrage naquit en 1939 : un nouveau chapitre s’ouvrait dans l’histoire de l’Europe et du monde ...
 
Un concert admirable, dans le cadre inattendu — et l’acoustique remarquable — du haras de Saintes : à l’enthousiasme d’un public conquis par la découverte de trésors méconnus, Le Bateau ivre répond avec le mouvement initial (Assez animé) du chef d'œuvre auquel il doit tant : le Quintette de Jean Cras. De quoi attiser l’envie de retrouver les musiciens, le 18 octobre prochain au Conservatoire National Supérieur de Paris, à l’occasion de la sortie de leur premier disque. D’ici là, on pourra les applaudir dès les 6 et 9 août, respectivement au Festival Flam’ de Blaye et au Festival Musique en Festes de Festes-et-Saint-André.(1)
 
Alain Cochard