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La Juive de Fromental Halévy ouvre la saison Grand Théâtre de Genève – La haine en abyme – Compte-rendu
Proposer La Juive en ouverture d’une saison genevoise placée sous le signe très politique des Migrations est un choix pertinent. Alors que nous traversons une époque de ressentiments violents et de communautarismes rancis, mettre à l’affiche ce parangon du grand opéra à la française (1) trouve un écho surprenant.
Qu’est-ce donc que cette Juive, créée en 1835 à la Salle Le Peletier sous l’égide du très affûté homme d’affaires Louis Véron ? Le livret d’Eugène scribe, particulièrement bien troussé, équilibre parfaitement mélodrame intime et tragédie historique, fidèle aux canons du Grand opéra dont l’historicisme se voulait aussi un miroir de l’actualité. L’action de La Juive, bien que située au XVe siècle à Constance, traite de l’intolérance religieuse sous tous ses aspects, de l’antisémitisme catholique à l’intégrisme hébraïque. Eléazar, dans son application strico sensu des règles morales, rejoint le Cardinal de Brogni, gardien des édits et des lois. La liberté de l’amour est la première à en souffrir. Dans ce drame noir, le jeune prince Leopold n’est qu’un Don Juan sans courage et les pères les victimes de leurs agissements antérieurs. Seules les femmes, Rachel la sacrificielle et Eudoxie la repentante, sont les rayons de lumière d’une intrigue commençant avec un pogrom et s’achevant en un holocauste. Fromental Halévy y a jeté toutes ses forces émotionnelles, avec des actes IV et V où s’entendent déjà les finals des Dialogues des Carmélites et de La Khovantchina.
La mise en scène, mollement accueillie car souffrant d’une direction des masses chorales on ne peut plus basique, met avec justesse cette haine en abyme. David Alden propose un théâtre qui parvient à émouvoir sans pour autant croquer le cerveau du public. La Constance médiévale est lisible dans les références à la pompe catholique ; grand orgue, chasubles, images saintes et couronne impériale. Le décor de Gideon Davey est constitué de grands panneaux de bois clair qui s’inverseront pour figurer les parois d’une prison. Les choristes Genevois, puissants et impeccables, sont vêtus en XIXe siècle noir charbon, comme au temps de Scribe. Mais on aurait pu éviter d’ajouter à ces vêtures de croque-mort des masques du plus hideux effet. Par contraste, Jon Morell habille les principaux protagonistes dans un style années 1930. Au fur et à mesure que l’oppression gagne, l’ambiance se fait carcérale, évoquant les sinistres photos d’Ellis Island. Quant à l’immolation finale, l’envahissement progressif du plateau par un container fuligineux posé sur un tas de cendres est une évocation coup de poing de l’Holocauste. Les Juifs envoyés au crématoire ont bien subi la version industrialisée des bûchers médiévaux. Ce parti pris efficace atteint son but : faire résonner contemporain l’opus ancien, mais le tout aurait nécessité une direction d’acteurs plus fine.
Vocalement, le plateau réjouit, mais non sans réserve car il manque à chacun le petit plus pour atteindre la perfection requise. Le Leopold du Roumain Ioan Hotea est un tenorino qui ne claironne pas ses aigus et dispose d’un timbre chaud à la sensualité adéquate pour ce rôle de pleutre séducteur. Mais la ligne n’est pas toujours tenue, notamment dans « Loin de son amie vivre ».
Qui se rappelle la production de Pierre Audi à Bastille en 2007, garde dans l’oreille la grâce aristocratique d’Annick Massis. Elle irradiait de son exceptionnelle tessiture le rôle d’Eudoxie, sachant rendre chaque mot audible. Si Elena Tsallagova en possède les moyens, elle a le défaut inhérent aux distributions internationales : l’inintelligibilité. Même grimée en Marie-Antoinette et affublée d’une perruque sortie de Mars Attacks ! elle restera tout du long incompréhensible.
Le Cardinal russe de Dmitry Ulyanov possède les notes graves mais manque de projection et les mesures chantées a capella mettent la justesse à l’épreuve. En revanche le baryton croate Leon Kosavic, à la fois Ruggiero et Albert, est exemplaire de justesse et d’audibilité. À la Rachel de Ruzan Mantashyan, le rôle pose la question fatidique, qu’est-ce qu’un Falcon ? Une soprano dramatique avec les capacités d’une mezzo. Si l’investissement de l’interprète est total, les graves sont absents et les aigus souvent agressifs. John Osborn enfin. En 2007, à Paris il était Léopold, le voici désormais Éléazar au cœur tourmenté. Avec Michael Spyres et le Roberto Alagna des bons jours, le ténor américain est l’un des rares à proposer sans faillir l’intégralité de « Rachel, quand du Seigneur » avec sa terrible cabalette où Nourrit, créateur du rôle, triomphait. Même si, trac oblige en ce soir de première, le haut médium a graillonné par intermittence, l’incarnation est déchirante. Ce lamento romantique, ourlé en fosse par un couple des cors anglais, fut le moment de grâce de la soirée.
Marc Minkowski soigne particulièrement le phrasé des vents souvent sollicités en solo et l’on reconnaît la pâte attentionnée de l’ancien bassoniste. Sa direction reste en revanche plus discutée. Si elle ravit au disque (par exemple dans Robert le Diable tout juste paru), elle s’avère ici trop tumultueuse pour des solistes dont elle ne facilite pas le phrasé. Il aura manqué à cette battue gourmande, si sourcilleuse des ingrédients, une respiration lyrique.
Vincent Borel
F. Halévy : La Juive – Genève, Grand Théâtre de Genève, 15 septembre ; prochaines représentations les 20, 23, 25 & 28 septembre 2022 // www.gtg.ch/saison-22-23/la-juive/
Photo © Magali Dougados
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