Journal
Tristan et Isolde au Théâtre du Capitole – Superbe transe – Compte-rendu
Triomphe extatique pour cette reprise de l’intelligente mise en scène de Nicolas Joël créée pour le Capitole, en 2007. Sobriété, force des positionnements, haute définition du climat de chaque acte grâce à trois épures, dont le caractère linéaire ne détruit en rien la folie qui résonne à chaque note : le public toulousain, fasciné, était comme tétanisé dans son fauteuil, avant de bondir pour acclamer les artistes, probablement épuisés au terme de cette deuxième représentation, mais transcendés par l’enjeu.
Anaïk Morel (Brangäne) & Sophie Koch (Isolde) © Mirco Magliocca
Car Tristan et Isolde est une œuvre monstrueuse, la plus extrême sans doute de l’art lyrique, et il est inutile de rappeler l’état de transe dans lequel Wagner le conçût et dans lequel les interprètes doivent l’interpréter tout en en maîtrisant les terribles difficultés. Terrible, tel était d’ailleurs le mot employé par Wagner lui-même pour décrire la puissance de cette métaphysique de la musique. Histoire folle puisque le créateur du rôle de Tristan, l’immense ténor Ludwig Schnorr von Carolsfeld, adulé par le compositeur, mourut subitement quelques mois après la création, en 1865, tandis que le maestro Joseph Keilberth, qui avait rêvé de mourir pendant un Tristan, vit son rêve exaucé puisqu’il s’éteignit en le dirigeant en 1968, à Munich. A Bayreuth, en 1889, il fallut évacuer le jeune Lekeu, évanoui dès le Prélude, tandis que Chabrier sanglotait. Et lors des représentations données au Met en 1961, Birgit Nilsson fit la couverture du New York Times, honneur sans précédent pour une cantatrice…
Bref, une sublime histoire de fous, que Nicolas Joël situa entre abstraction et romantisme, les deux pôles des visions auxquelles avaient donné lieu Tristan pendant tout le XXe siècle, sachant qu’il s’agit plus d’un oratorio que d’un opéra au sens habituel du terme. L’époque contemporaine a d’ailleurs inventé le bon mot pour traduire ce genre de projection visuelle toute intimiste, celui de mise en espace, idéal pour définir le spectacle ici proposé, avec juste les incises de voile, de rocher ou de ciel étoilé pour identifier les étapes de la tragédie.
Nicolaï Schukoff (Tristan) © Mirrco Magliocca
Et, à tout seigneur tout honneur, le chef Frank Beermann qui avait enflammé les lieux avec son Parsifal en 2020, embrasse ici l’œuvre gigantesque avec une force renversante. Dès l’ouverture, il étire, abolit le temps, arrache le spectateur à son contexte et à sa conscience, pour le mener, soudainement, au cœur de l’hystérie d’Isolde, rugissante durant tout le premier acte. Par la suite, on aura pu lui reprocher une certaine compacité pour les plages irréelles du 2e acte, là où le scintillement des étoiles peut aérer l’intensité croissante du duo des amants. Mais la violence, la dynamique tragique de sa baguette, servie en état de fièvre par l’Orchestre du Capitole, et notamment par le cor anglais de Gabrielle Zaneboni pour la mélodie infinie de Karéol, ont su faire du 3e acte un véritable maelstrom, créer un tourbillon qui conduit à une Mort d’Isolde finalement presque éteinte, comme engloutie après ce carnage psychologique et musical.
Matthias Goerne (Marke) & Sophie Koch (Isolde) © Mirco Magliocca
Pour les chanteurs, chargés donc de tenter l’impossible, ce furent deux mémorables incarnations, avec en premier Sophie Koch, si menue, dressée dans sa robe du soir, face à l’immensité de sa folie mortelle, jetée dans cette fosse aux lions avec l’énormité de sa voix flamboyante, passant des limites de l’hargneux à la sensualité de la femme éperdue. Un peu plus de lyrisme l’eût simplement rendue encore plus touchante, tandis que ses aigus semblaient atteindre leurs limites lors du deuxième acte. Mais il est vrai que les plus fameuses y laissèrent parfois leur voix et qu’il s’agit pour elle d’une prise de rôle, avec toutes les affres de l’enjeu.
Pierre-Yves Pruvot (Kurwenal) & Nicolaï Schukoff (Tristan) © Mirco Magliocca
Son Tristan, Nicolaï Schukoff, est lui, le strict contraire : tendre, charnel, brisé d’emblée, il porte son rôle avec une sorte de grâce éperdue au deuxième acte, et parvient au plus déchirant vertige au 3e acte, le fait que sa voix ait paru fatiguée par moments ne faisant qu’ajouter à l’émotion qu’il dégage. Si le grand Matthias Goerne a un peu déçu en Roi Marke, comme laminé, la mezzo Anaïk Morel a fait résonner l’appel de Brangäne avec une clarté, une poésie planante digne des plus grandes voix qui ont marqué l’histoire de cet air sublime et de ce personnage touchant. Tandis qu’on s’est régalé de la présence chaleureuse de Valentin Thill en berger, et que le Kurwenal de Pierre-Yves Pruvot, tendu au 1er acte, a su s’épanouir superbement au 3.
Un choc, comme doit l’être Tristan et Isolde, où attrait du néant, sentiment de solitude fondamentale, envol vers l’infini ne cessent de s’entrecroiser, faisant se mêler en permanence désir de mort et passion vitale. Tel fut ce Tristan toulousain, porté par des interprètes incandescents.
Jacqueline Thuilleux
Théâtre du Capitole de Toulouse, 1er mars ; prochaines représentations, les 4 & 7 mars 2023. www.theatreducapitole.fr
Photo © Mirco Magliocca
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