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Les Archives du Siècle Romantique (77) - La conception de La Procession nocturne d’Henri Rabaud au fil de ses lettres à Max d’Ollone
Aux étoiles : sous le poétique titre du nocturne pour orchestre d’Henri Duparc (une pièce créée en 1911 et issue d’un projet d’opéra inabouti remontant à la fin des années 1870) un merveilleux voyage dans la musique symphonique française s’offre à l’auditeur grâce à l’Orchestre national de Lyon placé sous la baguette de Nikolaj Szeps-Znaider, son directeur musical. Ce dernier signe en effet une anthologie de poèmes symphoniques, cette notion étant prise dans un sens large qui ne rend que plus varié et séduisant le choix proposé, réparti entre le début des années 1880 – en plein âge d’or de la musique instrumentale française donc, sous l’impulsion décisive de la Société nationale de Musique fondée en 1871 – et 1923 pour le morceau le plus tardif (la Danse mystique de Charlotte Sohy).
Nikolaj Szeps-Znaider © Julien Mignot
À côté de réalisations célèbres telles que L’Apprenti sorcier de Dukas, la Danse macabre de Saint-Saëns, ou la rhapsodie España de Chabrier, la sélection effectuée par le Palazzetto Bru Zane, comme on pouvait s’y attendre – et comme tous les curieux de musique française s’en féliciteront ! – fait place à des partitions totalement méconnues, signées Ernest Guiraud (Ouverture d’Arteveld), Alfred Bruneau (La Belle au bois dormant), Victorien Joncières (La Toussaint), Ernest Chausson (Viviane), à d’autres, rares mais en cours de redécouverte (les variations Istar de d’Indy, Le Chasseur maudit de Franck, D’un matin de printemps de Lili Boulanger). On y relève en outre la présence d’une pièce fréquemment programmée dans une période récente et en passe de devenir un véritable « tube » : le sensuel interlude symphonique La Nuit et l’Amour d’Augusta Holmès, tirée de l’ode-symphonie Ludus pro patria (1888) – que l’on espère pouvoir un jour découvrir dans son intégralité.
A l’instar des ouvrages précités de d’Indy et Franck, La Procession nocturne d’Henri Rabaud (1873-1949) a été assez présente dans les programmes jusqu’il y a un bon demi-siècle (on se souvient que Pierre Dervaux l’a enregistrée en 1978), puis hélas délaissée. Sort bien injuste pour un poème symphonique situé au tout début de la carrière du futur auteur de Mârouf, savetier du Caire (1914). Prix de Rome en 1894, Rabaud s’y est inspiré d’un épisode du Faust de Nikolaus Lenau : le résultat saisit par sa puissance évocatrice ; Paul Dukas salua « une entente des effets d’orchestre rares chez les débutants ».
Le 76e épisode des Archives du Siècle Romantique vous propose de suivre l’élaboration de la Procession nocturne au fil de la correspondance de Rabaud avec Max d’Ollone (1875-1959), jusqu’à la création de la pièce, sous la baguette d’Edouard Colonne le 8 janvier 1899.
Alain Cochard
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Henri Rabaud - Musica, avril 1913 (p. 65) © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
Fraîchement rentré de la villa Médicis, le Prix de Rome continue à entretenir une correspondance fournie avec son camarade romain Max d’Ollone (encore pensionnaire). Dans ces lettres, on voit la naissance du poème symphonique La Procession nocturne, depuis une commande passée par Édouard Colonne sur le chemin de la messe jusqu’à sa programmation au théâtre du Châtelet. Si une telle pièce paraît adaptée pour lancer la carrière d’un jeune compositeur, il s’agit de ne surtout pas la rater.
Extraits de lettres tirés de l’ouvrage Henri Rabaud, Correspondance et écrits de jeunesse (1889-1907), présentés et annotés par Michel Rabaud, Lyon : Symétrie / Palazzetto Bru Zane, 2008.
[12 juin 1898]
[…] Ce matin, en allant à la messe, j’ai rencontré Colonne. Il a été très gentil, me conseillant de faire un poème symphonique. Il m’a pris par le bras et m’a fait l’accompagner un peu, pour me raconter le sujet d’un poème de Lenau sur un épisode de la vie de Faust, dont il y aurait quelque chose à faire. Il va m’envoyer ce poème ou me dire comment on peut se le procurer. […]
[22 juin 1898]
[…] Je vais travailler à La Procession nocturne, le poème de Colonne. […] La Procession nocturne est un petit poème de Nicolas Lenau, un Allemand, extrait d’un grand ouvrage, Faust. En deux mots : « Faust erre seul, à cheval, dans la nuit dans une forêt ; tristesse, abandon, etc. Une procession apparaît au loin, approche, passe et s’éloigne. Faust est impressionné par cette lueur, puis cette grande clarté dans la nuit, ces chants religieux, etc. son âme s’élève vers Dieu, s’épanouit, se dessèche. La procession est passée, Faust pleure amèrement. » Il faut lire le poème, qui est très beau. […]
Max d'Ollone par Nadar © PBZ
[septembre-octobre 1898]
[…] J’ai bien hâte de t’envoyer ma Procession nocturne ! J’en suis assez content, mais je voudrais bien que tu la connaisses et me dises tout ce que tu en penses. Vois-la plusieurs fois afin d’en savoir les phrases par cœur, et de pouvoir y penser en dehors de ton piano et du papier à musique noirci que je t’ai envoyé.
Je trouve qu’il n’y a que comme cela que l’on connaît de la musique : une chose qu’on ne peut se chanter tout seul à soi-même en se promenant, n’importe quand, une chose qu’on ne sait pas par cœur, on ne la connaît pas. On en voit la forme, on en voit l’effet qu’elle peut faire à une première lecture au piano, mais on n’en comprend guère le fond – le sentiment – et la couleur même, quelquefois.
Et je voudrais que tu connaisses bien mon poème symphonique, et puis tu m’écriras vingt-cinq pages dessus ! […]
[septembre-octobre 1898]
[…] Ce sont les premières fois que tu reçois des lettres de moi à Rome. Regarde bien mon poème symphonique. Tout le milieu est d’un mouvement très modéré (même mouvement, du reste, que le commencement). […]
Donc, dis-moi bien si je peux faire jouer ma Procession chez Colonne ou bien si je dois la jeter au feu ?
Remarque bien la sonorité : elle a beaucoup d’importance. Tout le début est avec sourdines et pp, rien que du quatuor, très peu d’instruments à vent. Seule la phrase désolée des violoncelles, puis des altos, se détache, sans sourdines. Pour la procession, mon espèce de cantique naïf – et monotone – rien qu’aux instruments à vent. Et seulement à la fin, rentrée du quatuor – sans sourdines, tout le monde pp – et les violons, violoncelles, chantent alors seulement, largement, molto espressivo.
Je te fais bien remarquer tout cela, car en général tu regardes plus la musique que la sonorité, et pour ce morceau, tu vois que la sonorité a grande importance.
Au revoir, mon petit Max.
Je t’embrasse de tout mon cœur.
Le poète autrichien Nikolaus Lenau ( 1802-1850) par Friedrich Amerling © Wikimedia.org
[septembre-octobre 1898]
Mon cher petit frère,
D’abord, il faut que tu me dises très nettement, très franchement, très catégoriquement, si mon poème symphonique, avec ses qualités et ses défauts, est convenable – ou plutôt, car convenable n’est pas suffisant – si je puis, enfin, le faire jouer chez Colonne, si ça me ferait plus de bien que de mal, ou plus de mal que de bien ?
Je suis navré de ma naïveté pour les réminiscences ! Il est clair que c’est presque exactement Tristan, et je ne m’en serais jamais aperçu tout seul ! Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, et quelquefois c’est bien plus grave : une de mes mélodies, Crépuscule, est presque textuellement, d’un bout à l’autre, pareille à une mélodie de Saint-Saëns !
Enfin ! Je vais, naturellement, changer et arranger la fin, et supprimer les deux mesures tristanesques qui précèdent l’accord final.
Mais tu ne m’en parles qu’à cet endroit-là, et dans le commencement du morceau, elles sont déjà venues ces mesures, tout aussi tristanesques (sur la fin de la phrase de hautbois en la bémol) : faut-il aussi les enlever, les changer ? Ce serait bien terrible et ça n’en finirait plus ! Qu’en penses-tu ? […]
Faut-il que j’essaie de changer tout ce début ? Ce sera joliment difficile ! Et puis, si je fais entendre ici un nouveau thème qui, s’affirmant avec consistance et netteté et caractère, dès le début, aura l’air d’être le thème du morceau, l’idée de début, l’idée principale, on aura envie de le réentendre dans le courant du morceau et à la fin.
Qu’en penses-tu ? Ce n’est pas commode de s’en tirer !
Et j’avoue que, comme sentiment, comme couleur, je ne vois pas comment je pourrais exprimer tout cela autrement.
Pourtant, c’est bien certain, si c’est trop visiblement wagnérien, je veux dire si le procédé l’emporte sur le sentiment, si l’auditeur, au lieu de subir l’impression que je veux rendre, doit avoir surtout et avant tout l’impression d’un procédé et d’un procédé connu, si, en un mot, ça doit faire mauvais effet, et que ça doive me nuire, il faut me le dire, et je ne le ferai pas jouer. Je peux le conserver et plus tard, si les circonstances s’y prêtent, en essayer l’effet sur le public.
C’est terrible d’avoir affaire à un public comme ce public parisien qui cherche, dans une œuvre, bien plus à en comprendre la forme ou à y voir des procédés, qu’à en chercher le sentiment et à en voir la couleur.
En tout cas je changerai la fin ; je supprimerai radicalement les deux mesures tristanesques. Il y a très peu de choses à arranger – le morceau est fini – ce n’est rien du tout à faire. Mais ce qui est plus grave, et tout à fait terrible, c’est l’endroit où elles viennent, au commencement ! Comment faire ?
Edouard Colonne, créateur de La Procession nocturne - (dessin d'Hector Dumas) Musica, juin 1905 © Coll. part.
[9 octobre 1898]
[…] Je viens de recevoir ma Procession. J’ai aussitôt arrangé la fin tristanesque, et je viens d’aller chez Colonne. Je l’ai vu, il m’a très gentiment reçu (il m’a paru vieilli et fatigué), et m’a dit qu’il m’écrivait un mot pour que je la lui fasse entendre. Nous avons causé un moment. Je lui ai dit que j’arrivais d’Étretat, que je venais de terminer, que je n’avais pas fait de réduction de piano encore et qu’il m’en laisse le temps. Dans une huitaine de jours, je serai convoqué pour aller lui jouer. Je vais faire une réduction à quatre mains, c’est prudent (car je joue si mal ma musique !), et ce sera le seul moyen de lui jouer cela un peu proprement, soit avec de Seynes, que je vais tâcher de voir demain, soit avec un autre. […]
Depuis que je t’ai envoyé ma Procession nocturne, et que tu l’as trouvée franckiste et wagnérienne, toutes tes lettres sont pleines de Gounod, de Daphné, de l’ancien Henri Rabaud du Conservatoire ! Tu me désoles, mon petit, car si je suis, en somme, absolument de ton avis, si c’est, au fond, Gounod et les grands, les purs, les simples que je préfère, il n’en est pas moins vrai que j’ai fait ce que j’ai pu pour ma Procession, et que c’est le sujet qui m’a forcé à n’être pas serein, biblique ou virgilien. Ce n’était pas le sujet rêvé pour moi, mais je crois que je devais le faire quand même. Tant pis si je suis sifflé – ou même refusé par Colonne ! C’est le commencement d’une vie qui ne peut pas et ne doit pas être rose d’un bout à l’autre. […]
[24 décembre 1898]
[…] Colonne jouera ma Procession nocturne à son prochain concert, c’est à dire le 8 janvier. J’en sors. Il a été très gentil et a paru content. Il a beaucoup aimé le Divertissement russe, mais a compris qu’il ne fallait pas débuter par cela. Il l’a dit de lui-même, mais il s’en souviendra pour un jeudi où il aurait des trombones au Nouveau Théâtre. Je suis donc très content. […]
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