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​Concert-portrait Jeanne Leleu à la Bibliothèque nationale de France (3e Saison européenne BnF/Radio France/Elles Women Composers) – Une merveilleuse oubliée – Compte-rendu

 
La création de Ma Mère l’Oye fut assurée le 20 avril 1910, salle Gaveau, dans le cadre de la toute nouvelle Société Musicale Indépendante, par Jeanne Leleu et Geneviève Durony. Dès ce jour, Jeanne Leleu (née en 1898), une élève de Marguerite Long, s’attira des commentaires élogieux de la part de Maurice Ravel, renouvelés en 1913 au moment de sa sortie du Conservatoire de Paris (où l’adolescente avait travaillé auprès d’Alfred Cortot). Mieux, l’auteur des Miroirs, conquis par son sens musical, lui dédia le délicat Prélude qu’il avait cette année-là écrit pour l’épreuve de lecture à vue de l’établissement. 
 
Du succès à l’oubli
 
Au piano, Jeanne Leleu ajouta de solides études de composition (avec Chapuis, Caussade, Widor et Büsser) couronnées par le Grand Prix de Rome en 1923 – elle était la troisième femme à l’obtenir après Lili Boulanger et Marguerite Canal. Commença alors une carrière de compositrice, menée parallèlement à des activités pédagogiques : elle remporta de beaux succès, avec son Concerto pour piano (créé le 20 mars 1937 par l’autrice et l’Orchestre Lamoureux dirigé par Eugène Bigot) – une partition que l’on le craint perdue car demeurée à l’état manuscrit ... – ou son ballet Nautéos (Lifar signa la chorégraphie), donné à Monte-Carlo en 1947 puis repris à Paris en 1954, sans oublier Transparences (1931), pièce pour orchestre – domaine de prédilection de la musicienne – que nombre de phalanges défendirent. Malade, sans descendance, Jeanne Leleu termina tristement son existence à Paris en 1979 ; un seul ami était présent le jour de ses obsèques. L’oubli avait déjà commencé ...

 

Une merveilleuse compositrice retrouvée
 
Il se termine enfin, grâce à Héloïse Luzzati et toute l’équipe de l’association Elles Women Composers. Un bonheur ne venant jamais seul, le concert-portrait Jeanne Leleu, donné devant le public nombreux réuni dans la Salle Ovale de la BnF, s’accompagne de la sortie d’un disque (1) particulièrement réussi (pour le label La Boîte à Pépites). Par la musique de chambre, les mélodies et le piano solo, il éclaire l’art d’une merveilleuse compositrice. Volume I est-il écrit sur la jaquette d’un CD dont l’appareil de notes témoigne d’un sérieux historique et musicologique remarquable – et d’une sherlockholmesque curiosité serait-on tenté d’ajouter ! On attend le Volume II avec impatience.

C’est à Ravel, l’admirateur sincère de Jeanne Leleu, que revient d’ouvrir le concert. Une seule pianiste à l’affiche : Célia Oneto Bensaid ... et pourtant deux extraits de Ma Mère l’Oye (Pavane de la Belle au bois dormant et Le Jardin féerique) sur le programme ... Quelle jolie surprise la violoncelliste Héloïse Luzzati nous réserve-t-elle en prenant place au clavier au côté d’une complice de la première heure d’Elles Women Composers pour un moment de partage et de tendresse à quatre mains.

 

Célia Oneto Bensaid & Marie-Laure Garnier © Jad Sylla
 

Une sombre et troublante inspiration
 
Suivent les Six Sonnets de Michel-Ange, recueil écrit en 1924 à Rome durant le séjour à la Villa Médicis. D’un pays de lumière, Jeanne Leleu ramena une partition sombre et troublante, parcourue par les thèmes de l’amour et de la mort. En enchaînant les mélodies, Marie Laure Garnier (dont la richesse de timbre s’accorde parfaitement au climat de l’œuvre) et Célia Oneto Bensaid soulignent la dimension cyclique et la complexité psychologique d’une composition certes pas d’un accès aussi immédiat que le Quatuor avec piano, mais qui révèle à qui sait l’apprivoiser – chose facile grâce au disque dont on dispose désormais – une étonnante maturité de la part d’une musicienne de seulement 26 ans. 
Guidée par une connaissance intime du piano, la qualité de l’écriture de Jeanne Leleu force d’autant plus l’admiration que Celia Oneto Bensaid exploite le potentiel de son CFX Yamaha « nouvelle génération » avec un art consommé. Ces aigus riches et timbrés, cette longueur de son ...
On les apprécie tout autant dans le Prélude de Ravel, véritable bulle de rêve qui prépare à un extrait du recueil En Italie (1926) de Leleu : Les compagnons de Saint-François. La pièce procure la sensation de contempler un ciel étoilé, d’autant que l’interprète y montre un sens poétique et un art de la couleur d’un raffinement peu ordinaire.
 

Célia Oneto Bensaid, Alexandre Pascal, Léa Hennino, Héloïse Luzzati © Jad Sylla

Chef-d’œuvre chambriste
 
Ecrit en 1922 au sortir du Conservatoire, le Quatuor avec piano referme le concert. Alexandre Pascal, Léa Hennino, Héloïse Luzzati et Célia Oneto Bensaid (photo) ont déjà à leur actif l’enregistrement de l’ouvrage et s’y meuvent avec d’autant plus d’aisance et de naturel. Tout coule de source ! Jeanne Leleu a médité la leçon de Franck et de Fauré, entre autres ; elle l’a surtout totalement assimilée. Une voix singulière se fait entendre. Constamment renouvelé, le propos se distingue tant par son relief que l’originalité de l’organisation thématique et l’équilibre entre les quatre protagonistes. Jusqu’au terme du fougueux finale, jamais l’inspiration ne trahit le moindre signe de faiblesse, vivifiée par des interprètes d’un contagieux enthousiasme. Un authentique chef-d’œuvre chambriste renaît ; nul doute que de nombreux interprètes s’en empareront vite.
"Joli bâton" (1922), charmante mélodie de Leleu sur un texte de Gabriel Vicaire, arrangée pour soprano et quatuor avec piano, tient lieu de bis au terme d'un concert-portrait très applaudi.

La bonne fée des compositrices distinguée
 
Héloïse Luzzati mérite amplement le titre de bonne fée des compositrices. On ne que se féliciter de l’insigne de Chevalière des arts et lettres, que Laurent Roturier, directeur des affaires culturelles d’Île-de-France, lui a remis lors de la cérémonie qui suivait le concert. Une distinction ô combien méritée, que la récipiendaire n’a pas manqué de partager avec son équipe et qui salue une démarche synonyme de passion, goût et flair.
 
Le prochain concert-portrait de la BnF sera consacré, le 11 mars, à Clémence de Grandval (1828-1907), dont la musique résonnera en compagnie de pages de Saint-Saëns et Chopin, grâce à Fiona McGown, Raphaëlle Moreau et David Kadouch.
 
Alain Cochard

 

Paris, Bnf Richelieu (Salle Ovale), 22 janvier 2024
Prochain concert-portrait (Clémence de Grandval, le 11 mars 2024 à 18h30 // www.bnf.fr/fr/agenda/concert-clemence-de-grandval
 
 
(1)  Jeanne Leleu (1898-1979), Volume I, Musique de chambre et mélodies/ Alexandre Pascal (violon), Léa Hennino (alto) Héloïse Luzzati (violoncelle), Célia Oneto Bensaid (piano), Marie-Laure Garnier (soprano) – 1 CD La Boîte à Pépites/Elles Women Composers BAP 06
 
Photo © Jad Sylla

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