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Trois questions à Jörg Widmann, clarinettiste, chef d’orchestre et compositeur – « Il ne faut surtout pas créer de frontière entre classique et contemporain : c’est le même monde »
René Martin, créateur et directeur artistique du Festival de La Roque d’Anthéron, est de ceux qui comprennent la nécessité – cruciale pour l’avenir du classique – de faire entendre la musique contemporaine au sein d’un festival de renommée internationale. Ainsi, comme désormais chaque saison, le pianiste et pédagogue Florent Boffard nous emmène à la découverte de compositeurs contemporains dans une série Passer au présent qui combine répétition ouverte, rencontre publique et concerts avec mise en perspective des époques. Cette année, le clarinettiste, chef d’orchestre et compositeur allemand Jörg Widmann (né en 1973) est l’un d’entre eux. Il a bien voulu répondre aux traditionnelles « trois questions » de Concertclassic.
© Marco Borggreve
Comment la musique est-elle entrée dans votre vie, comme interprète et comme compositeur ?
Mes parents n’étaient pas des musiciens professionnels, mais ils aimaient la musique et en faisaient à la maison dans un quatuor à cordes amateur. Cela nous a beaucoup aidés, ma sœur Carolin, violoniste, et moi. Ils nous emmenaient de temps en temps au concert ou à l’opéra. C’est ainsi que j’ai entendu ma première Flûte enchantée et mon premier Freischütz. J’adore la musique de Carl Maria von Weber. Dans son Traité d’instrumentation, Hector Berlioz, que j’adore également, rédige de nombreux chapitres à destination des jeunes compositeurs sur la manière d’écrire pour les instruments et il cite souvent Weber. Ce Freischütz a été fondateur pour moi : les couleurs de l’orchestre, les clarinettes basses sombres … Jeune clarinettiste, je n’aurais jamais imaginé écrire pour la clarinette comme cela. C’est l’une de mes premières fortes impressions. Tout dans ma vie musicale commence vers 7 ans avec la clarinette. Je travaillais mes exercices – enfin, pour être honnête, la plupart du temps, j’improvisais et je regrettais le lendemain d’avoir oublié les beaux moments des improvisations de la veille … C’est la raison pour laquelle, vers 9 ou 10 ans, j’ai dû trouver un moyen de noter ma musique, et donc de “composer”.
Florent Boffard © Jean-Baptiste Millot
Dans l’héritage de cette musique allemande, quelle place tiennent Schönberg, Berg, la Seconde École de Vienne que vous citez parfois dans vos œuvres ?
Si je peux me permettre, je pense que le terme de “citation” n’est pas le bon. Mon Concerto pour violon rappelle, à juste titre, celui de Berg, mais ce n’est pas littéralement, je n’avais pas la partition à côté de moi. J’aime cette musique, son esprit et la manière dont elle est faite, alors elle m’a traversé. Ce n’est pas vraiment une citation, c’est plutôt un parfum, un esprit, une aura. Je suis né à Munich, j’ai grandi avec la musique allemande, même la musique folklorique passe dans certaines de mes compositions. Mais les expériences qui ont vraiment changé ma vie musicale ont été des influences françaises. J’en citerai trois. Tout d’abord, la lecture de Charles Baudelaire, hélas en traduction. J’ai écrit très tôt une sonate pour piano intitulée Les Fleurs du mal. Baudelaire écrivait dans les années 1850 et cette modernité, qui consiste à chercher le beau dans le mal, m’a fascinée. Il prend de la boue et la travaille dans la forme la plus stricte et la plus belle de toutes, le sonnet. Cette esthétique a eu un impact très puissant sur moi.
Quatuor Elmire © Amaury Viduvier
Ensuite, l’opéra Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen, que j’ai vu à Salzbourg au début des années quatre-vingt-dix. Mon professeur de composition m’avait fait analyser la partition auparavant, elle est gigantesque, chaque tableau de Messiaen est comme un opéra entier ! Je ne suis pas sûr que ce soit d’ailleurs de l’opéra, rien ne se passe d’un point de vue dramatique, mais depuis la fosse d’orchestre, c’est la musique la plus excitante du XXe siècle.
La troisième influence française, la plus importante pour moi, a vraiment changé ma vie vers 14 ou 15 ans. Mon père m’a conduit au festival Musica de Strasbourg où Pierre Boulez dirigeait l’Ensemble intercontemporain dans sa propre musique : Dialogue de l’ombre double pour clarinette et électronique, et Répons pour ensemble et électronique. Ce fut l’un de ces moments où, le lendemain, on ne pouvait plus continuer à composer comme avant. Si quelqu’un m’avait dit à l’époque que je travaillerais si étroitement avec Boulez, notamment sur le Dialogue de l’ombre double, je n’y aurais pas cru. Une vingtaine d’années après, Pierre Boulez, déjà octogénaire, a dirigé l’Orchestre philharmonique de Vienne pour la première mondiale de ma pièce Armonica. Je me souviendrai jusqu’à ma mort du son chaleureux du Philharmonique et de l’esprit analytique et limpide de Boulez. Je dirais même qu’en tant que clarinettiste, il n’y a probablement personne dont j’ai plus appris que Pierre Boulez.
Sarah Jégou © DR
Que pouvez-vous dire aux amateurs de musique classique qui rechignent parfois à la modernité de la création contemporaine ?
Tout simplement : venez nous écouter, n’ayez pas peur, soyez curieux et un nouveau monde s’ouvrira à vous. Quand je compose, je ne me demande pas à l’avance si ma musique va plaire ou non. Je fais simplement ce en quoi je crois. Or nous avons des musiciens fantastiques autour de nous, c’est un véritable luxe de pouvoir les écouter sur scène jouer des œuvres d’aujourd’hui. L’idéal, dans un concert qui mêle musique du passé et musique nouvelle, serait que vous entendiez de nouvelles choses dans la musique du passé, et que vous entendiez dans la musique nouvelle le lien avec la tradition. Il ne faut surtout pas créer de frontière, c’est le même monde. Des musiciens ont fait bouger la musique de manière très inventive, comme Schönberg qui disait pourtant qu’il faisait la même chose que Brahms.
Nous célébrons Schönberg, à juste titre, comme un révolutionnaire, au sens littéral du terme, c’est-à-dire qu’il a mis la musique “sens dessus dessous”. Mais il connaissait l’autre face mieux que les conservateurs …
Robin de Talhouët (violoncelle) © DR
J’aime la musique du passé, elle joue un rôle très important pour moi en tant qu’interprète, chef d’orchestre et compositeur. Mais ce qui est encore plus important, c’est de rêver à de nouveaux mondes sonores qui n’existent pas encore. Et j’ajouterais, comme interprète, que nous devrions sur scène réinventer chaque fois, même des œuvres célèbres comme le Concerto pour clarinette de Mozart. Si je le joue en tournée deux fois de la même manière, cela ne me rend pas heureux. J’essaie donc de donner l’impression que la musique vient d’être inventée à l’instant où je la joue. Bien sûr, nous devons être très respectueux de la partition, mais l’esprit du moment est très important aussi. D’une certaine manière, nous ne sommes pas seulement les exécutants de ce qui est écrit…
Propos recueillis en anglais et traduits par Didier Lamare, le 1er juillet 2024
Jörg Widmann à La Roque d’Anthéron :
Auditorium Marcel-Pagnol le jeudi 8 août 2024
• Passer au présent – Jörg Widmann #répétition (11 h).
www.festival-piano.com/fpr_spectacle/24-08-08-11h-passer-au-present-jorg-widmann-repetition/
• Passer au présent – Jörg Widmann #rencontre (16 h 30) animée par Florent Boffard.
www.festival-piano.com/fpr_spectacle/24-08-08-16h30-passer-au-present-jorg-widmann-rencontre/
• Passer au présent – Jörg Widmann #concert (18 h). Berg, Schumann, Widmann. Avec Nina Reynaud (clarinette), Sarah Jégou (violon), Héloïse Houzé (alto), Robin de Talhouët (violoncelle), Paul Lecocq (piano).
www.festival-piano.com/fpr_spectacle/24-08-08-18h-passer-au-present-jorg-widmann-concert/
Parc du château de Florans le vendredi 9 août 2024 (à 21h)
Passer au présent – À la découverte d’un compositeur – Arnold Schönberg. Pièces de Schönberg, Dai Fujikura et Jörg Widmann. Avec François Le Roux (récitant), le Quatuor Elmire, Jörg Widmann et Lilian Lefebvre (clarinette), Sophie Cherrier (flûte), Florent Boffard (piano).
https://www.festival-piano.com/fpr_spectacle/24-08-09-21h-parc-passer-au-present-arnold-schonberg-boffard-concert/
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