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En boucle - Trois questions à Skip Sempé
C’est sans conteste l’un des plus brillants clavecinistes de sa génération, mais aussi un esprit aventureux qui réconcilie la clarté souveraine du geste de son professeur Gustav Leonhardt avec une fantaisie toute singulière. La cinquantaine passée, Skip Sempé reste cet artiste inclassable qui, à intervalles plus ou moins réguliers, a secoué le milieu baroqueux français. Il donne le 8 février à l’Amphithéâtre de la Cité de la Musique, avec son Capriccio Stravagante, un concert consacré à l’ostinato, ce procédé récurrent propre à la musique de danse savante, alors que par ailleurs paraissent deux disques qui illustrent bien l’amplitude de son répertoire.
Pourquoi avez-vous fondé en 1986 Capriccio Stravagante ? Le clavecin ne vous suffisait plus ?
Skip Sempé : J’ai rencontré William Christie une première fois aux Etats-Unis alors que j’étais encore étudiant, puis je l’ai retrouvé en 1980, à Paris, lorsque j’habitais rue des Franc-bourgeois juste en face de l’église des Blancs-manteaux : Christophe Coin, Agnès Mellon, Guillemette Laurens et Bill venaient prendre le thé et s’habiller avant le concert, cela nous évitait de rester dans la sacristie piètrement chauffée. Nous sommes devenus rapidement amis d’autant que j’étais parisien. Puis je suis allé passer mes trois ans à Amsterdam. A ce propos je crois qu’on ne réalisera jamais en France à quel point je suis un pur élève de mes maîtres hollandais, Gustav Leonhardt et Frans Brüggen.
Puis j’ai décidé de revenir à Paris pour faire ce que Bill et Les Arts Florissants ne faisaient pas, c'est-à-dire la musique de chambre instrumentale de tous les pays européens tout au long des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. C’est ce vaste répertoire qui était ma spécialité, autant que le clavecin. Vingt cinq ans plus tard je me suis réveillé un beau matin en me disant que j’avais pris une mauvaise décision, que j’aurais mieux fait de m’exiler à Berlin comme me le conseillait Andreas Staier, pour participer au mouvement de renouveau de l’interprétation baroque qu’ont mené le Concerto Köln et bien d’autres formations outre-Rhin. Car au fond, en France, pour la musique baroque, on ne veut que des copies des Arts Florissants. Mais si je n’ai pas fait la carrière que j’espérais, en même temps ce que j’ai fait je n’aurais pas pu le faire ailleurs qu’en France. Pour un ensemble de musique baroque, exister en France sans aucune subvention est en fait « moins pire » qu’exister dans tout autre pays sans plus de subventions. Mais rétrospectivement je n’ai pas de regret à avoir, car lorsque j’ai créé Capriccio Stravagante en 1986 je n’étais pas issu des Arts Florissants ou de ce qui se faisait à Paris ou à Lyon, dans le milieu de la musique baroque. J’avais mon propre cursus, je m’étais formé en Hollande, j’étais différent.
La danse semble être votre objet musical favori, les deux derniers disques de Capriccio Stravagante, « La belle danse » et « Terpsichore » (1) lui sont consacrés et votre concert du 8 février à la Cité de la Musique est dévolu à la chaconne et autres formes musicales basées sur l’ostinato.
Skip Sempé : Je suis un inconditionnel de la musique instrumentale de la Renaissance, dont la part prépondérante est constituée de danses et d’autres formes portées par une basse obstinée. C’est l’une des grandes obsessions musicales du XVIe siècle. Et cette obsession est particulièrement intense car avec la basse obstinée se marie toujours le principe de la variation. On se trouve confronté à des œuvres dont la géométrie savante est fascinante. Les textes musicaux le sont pour un musicien qui les approche, mais plus encore la musique qui en découle pour celui qui l’entend. Je crois que j’ai saisi ce pouvoir de fascination de l’ostinato en travaillant sur Machaut et Dufay avant même mes années de conservatoire, sur leur art strophique répétitif.
La Cité de la musique m’a demandé un programme pour inscrire le concert dans la thématique intitulée « En boucle ». L’histoire des ostinati, des canons, des basses obstinées où, littéralement « la fin est le début », correspondait parfaitement au cycle. Cette forme m’a séduit depuis l’enfance, elle parait tellement simple de prime abord et tellement complexe dès que l’on s’en approche. Regardez toute la musique écrite entre Machaut et Cicconia, regardez les grands maîtres flamands, leur musique est aussi séduisante à l’oreille qu’elle semble théorique sur le papier. La jouer c’est vraiment l’incarner.
Ce que les minimalistes américains font aujourd’hui, la musique occidentale savante le fait depuis le XIe siècle. Mais lorsque l’on aborde la musique dite « ancienne » – enfin les qualificatifs sont toujours sujet à caution et plutôt réducteurs en français – on doit la présenter au public dans un contexte historique ou pseudo historique. On risque la muséification, ou de se perdre dans les détails, voire les à-côtés, de l’histoire, alors qu’il suffit de jouer cette musique. Comme l’a dit un jour Leonhardt « Savoir si Bach battait ses familiers m’indiffère, ce que je veux c’est sa musique. ». Si Ravel était homosexuel, alors il faudrait être aujourd’hui gay pour comprendre et interpréter Ravel ? Je me suis posé des questions durant quelques décennies, plus maintenant.
Mais Leonhardt ou Harnoncourt ont fait en quelque sorte un autre chemin : en s’intéressant aux arts plastiques, au mobilier, à l’architecture de l’ère baroque ils ont pu affirmer que la musique de cette époque était aussi pleine, aussi belle, aussi puissamment expressive que les autres arts. Ils on créé une équivalence dans la splendeur. Un aparté au sujet d’Harnoncourt : je suis persuadé qu’en fait les Français ne l’aiment pas. Ils pointent les bizarreries de son style, lui reprochent certains maniérismes. C’est une attitude bien française, inspirée par une certaine révérence envers l’académisme. On aime ici ce qui est rectiligne, on vénère pour cela Pierre Boulez mais pour le répertoire baroque comme d’ailleurs également pour Richard Strauss, cela ne fonctionne pas.
Vous venez de faire paraître chez Mirare, avec Pierre Hantaï, un album de pièces à deux clavecins de Jean-Philippe Rameau. Comment est né ce projet ?
Skip Sempé : J’ai parsemé ces dernières années de ce que j’appelle des « événements clavecinistiques ». Ce sont soit des récitals sur des instruments divers, du virginal au clavecin par exemple, soit des concerts à deux clavecins - j’ai souvent joué avec mon cher Olivier Fortin - en tous cas souvent ce sont plutôt des occasions de collaborer avec des confrères, et pour cela les concertos de Bach, puisqu’il en a écrit pour un, deux, trois ou quatre clavecins, sont idéaux.
Dans le cas du disque Rameau pensé avec Pierre Hantaï c’est à nouveau un projet de la Cité de la Musique qui se trouve à son origine. Pierre, qui habitait alors juste en face de chez moi, est passé prendre un verre, et ce jour-là je jouais à deux clavecins avec Olivier des transcriptions de musique de consort élisabéthain. Et en nous entendant, Pierre a dit : « je veux jouer aussi ». Comme j’avais également un virginal nous avons accordé les trois instruments et nous avons joué. Plus tard, la Cité de la musique a demandé à Pierre d’interpréter la Suite des Indes Galantes sur un des instruments du Musée. Il avait entendu cette Suite sous les doigts d’autres collègues et pensait ne rien pouvoir amener de neuf. Il a alors suggéré de construire un programme Rameau au travers des transcriptions, puis François-René et René Martin ont décidé de l’enregistrer. Mais je reviendrai bientôt au clavecin avec un disque Bach que j’ai d’ailleurs pour moitié déjà mis en boîte. Et dans un proche avenir j’aimerais retourner aux virginalistes et tenter un album Froberger.
Propos recueillis par Jean-Charles Hoffelé, le 20 janvier 2013
(1)« La belle danse », œuvres de Marais, Lully, Muffat, Brade, Praetorius, Rossi / 1 CD Paradizo PA 0010
& « Terpsichore », œuvres de Praetorius, Brade, etc. / 1 CD Paradizo PA001
(2) Rameau : « Symphonies à deux clavecins », Pierre Hantaï, Skip Sempé, 1 CD Mirare MIR 164
Capriccio Stravagante, dir. Skip Sempé
« Ad infinitum »
Œuvres de Bach, Marini, Purcell, Charpentier, Biber, Schmelzer, Ortiz, Buxtehude,
Falconiero, Corelli.
8 février 2013 – 20h
Paris - Cité de la musique (Amphithéâtre)
www.citedelamusique.fr
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