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« Le public ne me connaît pas dans toute l'étendue de mes possibilités »Une interview de Waltraud Meier
Waltraud Meier adore Paris et Paris le lui rend bien. Isolde pour Sellars, Kundry pour Grüber et Warlikowski, elle fut également Dalila, Eboli (en français), Ortrud ou Marie dans ce Wozzeck de Berg qu’elle a accepté d’interpréter dans la mise en scène de Christoph Marthaler, sur la scène de la Bastille, à partir du 17 septembre. Réputée pour son engagement dramatique exceptionnel et son intensité vocale, la mezzo-soprano a répondu à nos questions à quelques jours de la première, avec son habituelle franchise et son irrésistible sens de la répartie. Elle reviendra dans la capitale les 5 et 7 novembre prochains au Théâtre des Champs-Elysées, pour le second acte de Tristan et Isolde dirigé par Daniel Harding, puis apparaîtra en récital, à Pleyel cette fois, le 23 du même mois. Rencontre avec une cantatrice bouillonnante.
Vous voici de nouveau à l’affiche de >Wozzeck, une oeuvre que vous avez assez peu interprétée, mais dans laquelle vous avez fait une grande impression notamment au Châtelet, en 1994 puis en 1998, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, un spectacle qui a beaucoup voyagé. Qu’aimez-vous particulièrement dans le rôle de Marie ?
Waltraud Meier : Pardonnez-moi, ce n'était pas en 1994, mais en 1992, je vais vous dire pourquoi je suis si précise, tout simplement parce que j'ai reçu récemment une très jolie lettre du jeune garçon qui jouait mon fils sur la scène du Châtelet en 1992. C'est très émouvant et il doit d'ailleurs venir me voir à l'issue d'une représentation. Marie demande en effet une préparation différente de celle que l'on peut avoir face aux grands rôles wagnériens. Son approche nécessite une extrême concentration, une constante précision dans les attaques et la psychologie, pour être efficace dès l’entrée en scène. Il faut immédiatement imposer sa conception, traduire dans l'instant son humeur, ses états d'âme, car la partition ne nous laisse aucun espace de développement, aucune scène intermédiaire. C'est à la fois très difficile et très exaltant, car il faut être "là" sans attendre, jouer sur la tension et la clarté des mots. Le fait de ne pas l'avoir chanté souvent, la dernière fois c'était à la Scala de Milan en 2000, m'a permis de conserver, d'une part, une spontanéité indispensable et d'autre part, d'apporter toute l'expérience de la maturité. Je pense qu'il m'est plus facile de trouver cet état, cette disponibilité, avec un rôle que je ne fréquente pas régulièrement, contrairement à ceux qui m'accompagnent et dont je connais les moindres détails.
Christoph Marthaler a choisi d’ancrer le drame dans une modernité visuelle et sociale, celle d’un camp militaire. Cette vision est-elle selon vous adaptée à l'oeuvre de Büchner ?
W. M. : Peut être pas totalement. J'avoue être plus inspirée par une vision moins contemporaine, mais où les choix esthétiques n'occultent ni la force du drame, ni la profondeur des caractères.
Vous retrouvez Hartmut Haenchen au pupitre. Qu’est-ce qui fait à vos yeux, un bon chef, vous qui avez déclaré, je cite : "que ce n’était pas parce que l’on arrivait à peu près jusqu’au bout de Tristan ou de Fidelio dans une grande maison d’opéra, que l’on était forcément un génie de la baguette" ?
W. M. : (Rires…) Oh, vous êtes sur que j'ai prononcé cette phrase ? J'en suis bien capable ! Que faut-il pour être un bon chef ? Beaucoup de choses !... Il m'est difficile de vous répondre en deux phrases, car je vais forcément manquer de temps. Il doit en premier lieu être clair techniquement et ensuite, je dirais qu'il doit avoir également le courage d'exprimer par tous les moyens qui sont à sa disposition, les émotions contenues dans la partition. Pour le rôle de Marie, j'ai besoin de clarté de la part du chef, car nous sommes parfois très loin sur le plateau et l'on n'entend pas toujours très distinctement l'orchestre et même si nous comptons chaque temps dans notre tête, nous devons être sûr que le chef est là pour nous soutenir, par un geste, un regard, une expression.
Comment expliquez-vous que les différents pays qui vous invitent, vous proposent chacun des rôles issus de répertoires différents. La France par exemple ne vous a jamais entendue dans Amneris, Fidelio ou Santuzza, que vous donnez en Allemagne, en Espagne et aux Etats-Unis ?
W. M. : Que puis-je contre cela ? Certains pays considèrent que je suis abonnée à quelques rôles, wagnériens notamment et n'imaginent pas que je puisse chanter autre chose. Je suis cantatrice depuis pas mal d'années maintenant et pourtant de nombreux directeurs de théâtre n'ont pas l'air de savoir que je peux interpréter certes Isolde ou Kundry, mais également Santuzza, que j'ai eu l'opportunité de jouer à Ravenna sur le sol italien réputé difficile et où mon interprétation a été appréciée. Que voulez-vous que j'y fasse, c'est ainsi, je le supporte. Cette attitude est regrettable et par leur faute, le public ne me connaît pas dans toute l'étendue de mes possibilités. Il n'y a qu'en Espagne où j'ai la chance de chanter tout le répertoire, mais c'est sans doute une fois encore une question de marché.
On perçoit dans votre carrière une certaine logique, une construction, où les rôles se sont suivis régulièrement, sans précipitation, se sont nourris les uns des autres. Vous êtes ainsi l’une des rares titulaires des grandes partitions wagnériennes à côtoyer depuis longtemps des personnages, pour les façonner les faire évoluer. Cette attitude va à contre-courant de la mode actuelle qui semble privilégier les artistes « opérativores » : que pensez-vous de cette frénésie ?
W. M. : Je trouve cela dangereux et regrettable car cette façon de travailler empêche de faire les choses avec respect et profondeur : notre métier demande du temps, de l'expérience, des années de recherche et de mûrissement. On ne peut pas donner une interprétation aboutie du premier coup. Le chant n'est pas un "instant coffee". Nous devons pouvoir développer notre approche, l'améliorer, comprendre, revenir sur nos erreurs, tenter de les corriger ; il s'agit d'une matière vivante qui gagne à être pétrie, malaxée pour libérer ses secrets. Aller trop vite est dangereux et au bout du compte inutile.
Les choix que vous avez faits, qui consistent à privilégier un socle de rôles, par rapport aux artistes qui préfèrent aborder tous les répertoires sans avoir le temps d’en parfaire certains, ne vous a-t-il pas fait regretter certaines propositions ?
W. M. : Non, car tout ce que j'accepte de faire est important à mes yeux ; nous devons de toute façon faire des choix et je considère que ce que je n'ai pas à regretter ce que j'ai chanté jusqu'à aujourd'hui. Si je m'engage sur un projet je sais que le travail accompli sera bénéfique pour moi. Je n'éprouve pas de regret, car j'ai eu la chance de pouvoir faire beaucoup de choses avec de grands chefs et des metteurs en scène de talent. Faire n'importe quoi parce ce que c'est nouveau, non ! Cela doit avoir une qualité, une profondeur. Autrement c'est du temps perdu.
Il manque à votre palmarès une création contemporaine : y a-t-il eu des rendez-vous ratés, le regrettez-vous et avez des projets ?
W. M. : Oui il y a eu des projets qui ne se sont pas faits, mais tant qu'il y aura de beaux rôles à interpréter, bien écrits pour ma voix et dans lesquels je m'épanouie, je refuse de me plaindre. Beaucoup de compositeurs contemporains ne savent pas écrire pour la voix, ce que je déplore. Un d'eux, très célèbre et dont je tairais le nom, est venu me voir un jour alors qu'il était en train d'écrire un opéra dans lequel je devais chanter et m'a demandé qu'elle était ma note la plus haute et ma note la plus basse. J'étais stupéfaite ! J'aurais préféré qu'il me parle de tessiture, de notes de passage, de legato. Participer à une telle aventure dans ces termes, ne m'intéresse pas. Tout de même Puccini, Verdi ou Wagner connaissaient admirablement bien les voix ! Cela s'est perdu au profit de la musique instrumentale.
Certains chanteurs ont très longtemps besoin de leur professeur pour se sentir rassurés, travailler un point de détail ou recueillir un avis. De qui acceptez-vous les conseils ou les jugements ?
W. M. : J'aimerai aussi pouvoir le faire, mais je l'ai perdu. J'ai toujours été stricte et très exigeante envers moi et j’essaie toujours d'approcher l'idéal que j'ai dans mon oreille intérieure. Etant de nature consciente et réaliste, tout le contraire d'une rêveuse, je sais si je suis proche ou encore éloignée de ce but. Après trente-trois ans de carrière j'espère aussi avoir appris le métier. Autrement, je dispose de quelques personnes en qui j'ai une entière confiance et à qui je demande l'avis. Je les encourage à me dire la vérité, car je refuse d'être flattée. Voilà encore une chose qu'il faut apprendre très tôt : après la représentation, une fois le rideau baissé, vous n'entendez que des mensonges et de faux compliments. Ne jamais se laisser bercer d'illusions. La règle que je me suis imposée est simple : si mon travail a été satisfaisant, je vais être à nouveau invitée, autrement non. Combien de jeunes chanteurs reçoivent ces compliments comme de l'argent comptant : ce n'est pas la vérité, personne ne vous dit droit dans les yeux que ce que vous avez fait n'était pas bon. Il ne faut pas nous blesser volontairement bien sûr, mais nous devons savoir déceler la vérité. J'ai appris cela très vite.
Vous avez longtemps passé vos étés à Bayreuth, de 1983 à 1994. Ce haut lieu wagnérien vous manque-t-il et peut-on espérer vous y réentendre un jour, puisque sa direction a changé ?
W. M. :... Si les conditions sont bonnes, si le projet est intéressant et d'une haute qualité artistique, pourquoi pas, si on me le demande. Mais une fois pour toute, je vous demande de l'écrire s'il vous plait, je vais le répéter pour la dernière fois, le conflit a été réglé entre M. Wagner et moi après mon départ. Je ne suis plus fâchée avec Bayreuth : tout est réglé. Je suis sûre qu'une fois morte, on écrira encore que j'ai quitté le festival en fureur et tout ce qui s'est passé après sera tu. Je ne suis plus fâchée avec Bayreuth !
Vous alternez plus que jamais l’opéra et le récital qui semble vous combler autant. Qu’est-ce qui vous a conduit vers ce nouveau défi des Quatre derniers Lieder, d’abord enregistrés en 2007 pour FARAO, avec votre accompagnateur Josef Breinl, puis avec orchestre à Paris, Montpellier et Valence? Les paroles ou la musique ?
W. M. : Ni l'un ni l'autre, il s’agit tout simplement d’un chef-d'oeuvre que toute cantatrice se doit de chanter un jour. J'y pensais depuis longtemps et comme souvent je me disais que je n'y arriverais pas : c'était faux. Comme toujours j'ai voulu prendre mon temps, essayer d'abord avec piano pour voir si le résultat était concluant et comme j'ai été satisfaite je suis passée à l'accompagnement orchestral. Les deux sont évidemment différents, car la voix doit trouver les couleurs et le soutien nécessaire pour s'adapter : l'orchestre donne l'impression de nager et la voix finit par faire partie de lui, le piano conduisant davantage au dialogue et dans ce cas ce sont les paroles qui dominent, ce qui est très intéressant. Je crois que les paroles sont plus claires avec l'accompagnement piano, alors que le son de l'orchestre rend cette tâche moins évidente.
Hildegard Behrens vient de disparaître : avez-vous une pensée, un souvenir, quelque chose à dire sur cette artiste qui comme vous a chanté Isolde, Fidelio, Marie ?
W. M. : L'annonce de sa disparition brutale m'a choquée, vraiment ! Pour moi, elle était la plus belle Léonore : je l'ai adorée dans ce rôle. Je me rappelle qu'un jour à Bayreuth je m’échauffais avant d'aller en répétition et tout à coup j'entends dans la loge d'à côté quelqu'un en train de chanter quelque chose de très aigu. Je me demande alors qui peut atteindre aussi facilement ces notes élevées, je prends mon courage à deux mains et avec toute mon admiration frappe à la porte, entre, vois Hildegard et lui dit : "Ah c'est vous, j'adore votre aigu, c'est un peu comme si le ciel s'ouvrait et laissait passer la lumière". Elle était pour moi la Leonore idéale, absolument. Je n'ai pas entendu sa Marie en revanche.
Vous annonciez il y a peu que vous vous sentiez prête aujourd’hui à aborder le rôle de la Maréchale du Chevalier à la rose. Qu’est-ce que ce personnage bien éloigné d’Isolde ou de Kundry vous inspire et qu’avez-vous envie d’exprimer grâce à lui ?
W. M. : Ah, ce projet est malheureusement tombé à l'eau, c'est vraiment dommage, je le regrette mille fois mais ce serait trop long à expliquer. J'espère tout de même qu'une proposition me sera faite, mais vous savez le marché est parfois très surprenant, un opéra va être donné partout en même temps puis ne plus être repris pendant plusieurs saisons. J'incarnerai prochainement au Festival de Salzbourg Klytemnaestra dans Elektra que je n'ai interprétée qu'une fois pour l’enregistrement avec Daniel Barenboim en 1995 pour Teldec et j'envisage d'aborder la Comtesse Geschwitz dans la Lulu de Berg à Berlin.
Propos recueillis par François Lesueur, le 11 septembre 2009
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Photo : DR
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