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Orphée et Eurydice de Gluck vu par Pina Bausch - Retrouvé ou perdu ? - Compte rendu
Bizarre émotion que celle de cette beauté académique, tout autant que celle des codes que réfuta la grande prêtresse de la danse allemande, l’idole Pina Bausch : beauté répandue à pleines gerbes sous les pas d’Orphée, mythe antique et musical. L’œuvre, de 1975, que reprend l’Opéra avec une ferveur presque religieuse, tant les interprètes et le public sont fidèles à la Dame, est incontestablement d’une extrême beauté plastique. Elle tend à retrouver une gestique antique, sur laquelle les ombres d’Isadora (Duncan) et de Martha (Graham) planent, mais avec beaucoup plus de rigueur et de subtilité dans la construction scénique. Pina Bausch, nourrie de culture allemande, plus que grecque sans doute, a structuré en scénographe son évocation, qui suit fidèlement la partition de Gluck (version française de 1774, traduite en allemand), sans la mutiler ou la modifier.
Deux pivots donc : Eurydice, image saisissante, posée au fond de la scène comme un hermès, drapée de voiles blancs, et Orphée quasi nu, vulnérable, perdu. Autour d’eux, toute la gamme des déplorations, de la plainte et de l’affliction, jusqu’au cri que réclama Gluck à ses interprètes. Splendides images que celles de ces femmes étirées jusqu’au bout de la douleur, avec ce travail des bras si caractéristique du style de Bausch, de ces torsions proches de celles de Graham, on l’a dit, mais coordonnées avec une forte perception musicale et rythmique. Là où les choses se gâtent – osons - c’est sur la vision des couples doubles formés par Orphée, - chanteuse en noir et danseur - et Eurydice, également double. L’on ne sait qui écouter et regarder, et comme toujours jusqu’à cette heure - Béjart en fit les frais dans sa Traviata ratée -, le principe du double nuit à la force du personnage, qu’il disperse. La chanteuse gêne le danseur, qu’on ne regarde plus que comme contrepoint à la musique. Vœu pieux pour garder sa place première à Gluck, certes, mais dramatiquement lourde.
Les plus beaux moments sont donc ceux où seuls opèrent le chœur et le corps de ballet, le chœur étant lui sagement dans la fosse, où l’on regrette que ne soient pas aussi les solistes, ce qui aurait peut-être permis à Maria Riccarda Wesseling, Orphée insuffisant et à Jaël Azzaretti, Amour aux vocalises tremblées, d’être mieux accordées à la direction du chef Manlio Benzi, plus qu’énergique à la tête du Balthasar-Neumann-Chor et Ensemble. Parfaite présence et voix bien équilibrée, au contraire, pour Yun Jung Choi en Eurydice. Mais le sommet demeure heureusement le long pas de deux où Orphée et Eurydice, tandis que le couple de chanteurs se fait oublier, s’emmêlent sans que lui la regarde, d’où une intensité tragique dans cette fusion imparfaite et d’autant plus meurtrissante, grâce au talent de Pina Bausch qui signe là l’un de ses plus beaux duos. Eurydice est, on le sait, l’un des rôles fétiches de Marie Agnès Gillot, mais il pourrait bien devenir aussi celui d’Alice Renavand, dernière étoile nommée, dont chaque geste, immense et torturé autant que dessiné, fait basculer la scène : face à elle le touchant premier danseur Florian Magnenet, plus Saint Sébastien qu’Orphée et comme effacé malgré sa plastique digne d’un ciseau hellénistique. La dame de Wuppertal a dû longuement contempler les frises du Grand Autel de Pergame, trésor des musées berlinois !
Œuvre étrange, donc, où parfois danse, musique et chant fusionnent pour un maximum d’émotion, et parfois se cognent et s’annihilent. On regarde, on écoute, on admire, on est rarement ému autant qu’on l’espérait. Dans ce conflit amoureux, Gluck, par la splendeur de ses lignes et de ses élans, emporte tout sur son passage. Il n’est pas près d’être vidé de sa substance, ce qui peut être semble s’amorcer pour l’œuvre dansée ! Ici, prima la musica…
Jacqueline Thuilleux
Gluck : Orphée et Eurydice (chanté en allemand)/ chor. Pina Bausch - Palais Garnier, 5 mai 2014, prochaines représentations les 8, 9, 10, 12, 13, 15, 16, 17, 19, 20, 21 mai 2014
www.concertclassic.com/concert/orphee-et-eurydice-de-christoph-willibald-gluck-opera-danse-de-pina-bausch-0
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