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Une interview de Brigitte Lefèvre - Une vie pour la danse
Elle fut une superbe danseuse, une flamme rousse, du genre que l’on appelle « de caractère ». Et du caractère, Brigitte Lefèvre en a toujours eu à revendre ! Notamment lorsque sujet à l’Opéra, elle tourna le dos à la maison mère pour vivre une grande aventure, celle de la création contemporaine, avec le Théâtre du Silence. Une grande coupure avec son monde d’enfance. C’était en 1972. Puis sept années comme inspectrice de la danse au Ministère de la Culture lui apprirent à traiter les dossiers et non seulement les corps, et la firent réfléchir au devenir d’un art auquel décidément, elle a voué sa vie. Dès 1992, l’Opéra la ramenait dans ses tulles et elle ne l’a pas quitté depuis. Arrivée tôt, restant jusqu’à la fin des spectacles, une idée à la seconde, cette dame de fer à la personnalité riche et souvent discutée a échangé son énergie contre l’évolution d’une troupe magnifique, difficile parfois, qu’elle a littéralement épousée. Mais cette femme de cœur et de tête a d’autres cartes dans son jeu. Rencontre.
La soirée dont vous êtes l’héroïne vous ressemble-t-elle par son programme ?
Brigitte LEFEVRE : Toutes les soirées me ressemblent car je les ai toutes bâties. Elle comporte le ballet d’Harald Lander Etudes, pièce très difficile et dont les danseurs ont très peur. Il est emblématique de l’art académique : un vrai cours scénarisé, d’une grande rigueur technique et stylistique, qui finit en feu d’artifice. Ensuite deux œuvres de Forsythe, Woundwork, mystérieux et séduisant, quant au dernier, Pass/part, c’est un décorticage de la technique classique avec ce côté à la fois mathématique et jubilatoire que peut avoir Forsythe. J’aime ces contrastes, qui permettent de prendre la mesure des possibilités ouvertes par les bases classiques.
Nous trouvons souvent qu’il y a moins de personnalités puissantes qu’autrefois alors que la qualité du corps de ballet est croissante. Qu’en pensez vous ?
B.L. : Je ne le ressens pas du tout, voyez Marie-Agnès Gillot, Aurélie Dupont, ou la jeune Amandine Albisson, dernière nommée: ce sont de formidables présences et toutes si différentes, de même pour les garçons. Bien sûr la nostalgie des grands du passé peut jouer : ainsi pour moi, personne n’a jamais remplacé Claire Motte, Yvette Chauviré ou Jacqueline Rayet. Mais à voir vivre et travailler de près cette nouvelle génération, je constate simplement que les artistes de maintenant ont un éventail plus large et se positionnent autrement, d’une façon plus riche peut-être que leurs devanciers: dans Woundwork, Marie-Agnès Gillot et Alice Renavand n’ont rien à voir dans leur interprétation, elles créent deux profils tout à fait singuliers. En revanche, il y a des manifestations comportementales qui me surprennent, c’est vrai.
Dans tout ce que vous avez vécu et accompli y a-t-il des regrets ou des joies marquantes ?
B.L. : Je suis incapable de le dire tant j’ai été immergée dans le plaisir que je prenais à regarder la compagnie. Un moment très fort, me revient, tout de même : quand j’ai convaincu Pina Bausch de me donner son Sacre du Printemps. Ce fut compliqué à mettre au point, mais passionnant, et a accentué une véritable empathie avec la compagnie qui était très sensibilisée à cette démarche et à cette œuvre. Il y a eu d’autres très grands moments avec John Neumeier, par exemple. En fait, dans ces contacts, mon désir le plus fort était d’ouvrir un public plus large pour la danse. Nous arrivons à 350000 spectateurs annuels pour le ballet! Quand j’étais jeune je trouvais qu’on ne dansait pas assez, qu’on n’avait pas assez d’aventures chorégraphiques à l’Opéra, mais les choses ont tellement changé aujourd’hui.
Quelles furent vos plus belles rencontres chorégraphiques ?
B.L. : John Neumeier est un cas à part, à la fois constructeur et instinctif, nous avons eu une vraie complicité qui dure toujours. Et je me réjouis que l’année prochaine, quand je n’y serai plus, il crée un nouveau ballet pour la troupe sur le Chant de la Terre de Mahler. Je suis fière de l’avoir obtenu, même si je regrette de ne pas voir le ballet émerger. Mais je me suis bien entendue avec la majorité des chorégraphes, de Forsythe à Kylian, Ek ou Teshigawara, sans parler de Pina Bausch bien sûr . Et je suis heureuse d’avoir maintenu les grands ballets de Noureev à l’affiche, car ils font les délices du public.
Comment définiriez-vous votre attitude de directrice ?
B.L. : Hugues Gall, à qui je dois beaucoup, m’a dit à mes débuts : « si l’on accepte de ne pas être aimé, alors on peut diriger ». Ce fut mon attitude, tout en restant au maximum à l’écoute. J’ai la chance d’avoir vécu beaucoup d’expériences et je les ai réunies au service du Ballet de l’Opéra. Je suis à la fin d’un cycle, je l’avais ressenti à la fin de l’aventure du Théâtre du Silence, puis de même après mon mandat au Ministère de la Culture. De plus, l’âge arrive, et bien que personne ne m’ait demandé de partir, j’ai choisi de le faire. Lorsque j’entends des danseurs me dire, et cela m’émeut, « Je n’ai connu que vous », je me dis qu’il est temps. J’ai nommé toutes les étoiles à ce jour !
Telle que l’on vous connaît, vous êtes sûrement débordée d’autres projets ?
B.L. : Effectivement : dès la porte franchie fin octobre, je commence des répétitions pour une très jolie idée qui m’a été soufflée par Clément Hervieu-Léger, qui a récemment mis en scène le Misanthrope à la Comédie Française : ce sera une mise en espaces et en gestes sur les Carnets de Nijinski, avec pour interprètes Jean-Christophe Guerri, beau danseur de l’opéra et le comédien Daniel San Pedro. Cela fait longtemps que je n’ai rien créé à titre personnel: pendant vingt ans je me suis à la fois effacée et exposée pour servir la troupe de l’Opéra, je me suis oubliée en tant qu’artiste et j’ai désormais besoin de retrouver un autre souffle, une autre largeur. Ce travail sera donné au Théâtre de l’Ouest parisien à Boulogne. J’ai aussi à gérer le Festival de Danse de Cannes pour deux éditions, ce qui est un tout autre métier que celui que j’ai à ce jour, et enfin, car la musique est majeure pour moi, - j’étais au piano dès la petite enfance- la présidence de l’Orchestre de Chambre de Paris, institution qui est en plein rajeunissement. Je vais tenter d’aider à lui donner un nouveau public.
Vos autres passions ?
B.L. Pour autant que j’en aie trouvé le temps, lecture, cinéma, théâtre, opéra, tout ce qui permet de transformer le regard sur le monde. Et puis, bien que j’aie beaucoup d’énergie, j’ai découvert grâce à Merce Cunningham et John Cage, en les écoutant et en les regardant, le bonheur du regard posé sur la nature, une toute autre manière de sentir : du côté de Vannes, j’ai une maison ouverte sur un espace aquatique qui va et vient, et devant lequel je peux rester des heures. Ce spectacle de la nature, c’est à Merce que je dois de savoir le regarder, vraiment. Ce qui m’amène à réfléchir sur les hasards de la vie qui n’en sont pas. Moi qui ait fait si peu d’études, il a fallu que quelqu’un comme Igor Eisner croie en moi pour que j’envisage de rentrer dans un ministère, d’être soudée à un bureau. D’ailleurs il me voyait déjà à la Direction de la Danse à l’Opéra ! Autres rencontres fondamentales pour moi, Jean Mercure, Jean Vilar, Maurice Fleuret. A l’Opéra, j’ai adoré travailler avec Patrice Bart, et deux danseurs m’ont beaucoup marquée par leur envergure et leur affection, Laurent Hilaire et Manuel Legris, qui sont partis tous les deux.
Allez-vous rester très attentive à ce qui se passe dans la maison, lorsque Benjamin Millepied prendra la relève ?
B.L. : Pour ma part, j’ai voulu rassembler les styles, respecter les traditions tout en m’attachant à amener le public à d’autres horizons, je me suis beaucoup investie dans la reconversion des danseurs, et j’ai abandonné la chorégraphie. Mais on peut fonctionner autrement. Je suivrai de jeunes danseurs en lesquels je crois, et bien évidemment la création de John Neumeier, ou celle de Pierre Rigal que j’admire beaucoup, tout comme j’admire Nicolas Paul. Et je ne manquerai pas les concerts de Philippe Jordan, que j’apprécie énormément.
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux, le 2 octobre 2014
Palais Garnier - Soirée d’adieu de Brigitte Lefèvre
(avec Etudes, Woundwork et Pas/Parts)
4 octobre 2014-10-02
Paris – Palais Garnier
Prochain spectacle au Palais Garnier, Rain, de Anne Teresa de Keersmaker, du 21 octobre au 7 novembre 2014.
A feuilleter, à consulter, une petite Bible : 1992-2014, Ballet de l’Opéra national de Paris. Publication Opéra National de Paris
Photo © Anne Deniau
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